La Croix-de-Maufras, dans jardin que chemin fer coupé, maison est posée biais, si près voie, que tous trains qui passent l'ébranlent ; et voyage suffit pour l'emporter dans sa mémoire, monde entier filant à grande vitesse sait à cette place, sans rien connaître d'elle, toujours close, laissée comme en détresse, avec ses volets gris que verdissent coups pluie l'ouest. C'est désert, elle semble accroître encore solitude ce coin perdu, qu'une lieue à ronde sépare toute âme. Seule, maison du garde-barrière est là, au coin route qui traverse ligne et qui se rend à Doinville, distant cinq kilomètres. Basse, murs lézardés, tuiles toiture mangées mousse, elle s'écrase d'un air abandonné pauvre, au milieu du jardin qui l'entoure, jardin planté légumes, fermé d'une haie vive, et dans lequel se dresse grand puits, aussi haut que maison. Le passage à niveau se trouve entre stations Malaunay et Barentin, juste au milieu, à quatre kilomètres chacune d'elles. Il est d'ailleurs très peu fréquenté, vieille barrière à demi pourrie ne roule guère que pour fardiers carrières Bécourt, dans forêt, à demi-lieue. On ne saurait imaginer trou plus reculé, plus séparé vivants, car long tunnel, du ôté Malaunay, coupe tout chemin, et l'on ne communique avec Barentin que par sentier mal entretenu longeant ligne. Aussi visiteurs sont-ils rares. Ce soir-là, à tombée du jour par temps gris très doux, voyageur, qui venait quitter à Barentin train du Havre, suivait d'un pas allongé sentier Croix-de-Maufras. Le pays n'est qu'une suite ininterrompue vallons et ôtes, sorte moutonnement du sol, que chemin fer traverse, alternativement, sur remblais et dans tranchées. Aux deux bords voie, ces accidents terrain continuels, montées et descentes, achèvent rendre routes difficiles. La sensation grande solitude en est augmentée ; terrains, maigres, blanchâtres, restent incultes ; arbres couronnent mamelons petits bois, tandis que, long vallées étroites, coulent ruisseaux, ombragés saules. D'autres bosses crayeuses sont absolument nues, coteaux se succèdent, stériles, dans silence et abandon mort. Et voyageur, jeune, vigoureux, hâtait pas, comme pour échapper à tristesse ce crépuscule si doux sur cette terre désolée. Dans jardin du garde-barrière, fille tirait l'eau au puits, grande fille dix-huit ans, blonde, forte, à bouche épaisse, aux grands yeux verdâtres, au front bas, sous lourds cheveux. Elle n'était point jolie, elle avait hanches solides et bras durs d'un garçon. Dès qu'elle aperçut voyageur, descendant sentier, elle lâcha seau, elle accourut se mettre devant porte à claire-voie, qui fermait haie vive. " Tiens ! Jacques ! " cria-t-elle. Lui, avait levé tête. Il venait d'avoir vingt-six ans, également grande taille, très brun, beau garçon au visage rond et régulier, mais que gâtaient mâchoires trop fortes. Ses cheveux, plantés drus, frisaient, ainsi que ses moustaches, si épaisses, si noires, qu'elles augmentaient pâleur son teint. On aurait dit monsieur, à sa peau fine, bien rasée sur joues, si l'on n'eût pas trouvé d'autre part l'empreinte indélébile du métier, graisses qui jaunissaient déjà ses mains mécanicien, mains pourtant restées petites et souples. " Bonsoir, Flore ", dit-il simplement. Mais ses yeux, qu'il avait larges et noirs, semés points d'or, s'étaient comme troublés d'une fumée rousse, qui pâlissait. Les paupières battirent, yeux se détournèrent, dans gêne subite, malaise allant jusqu'à souffrance. Et tout corps lui-même avait eu mouvement instinctif recul. Elle, immobile, regards posés droit sur lui, s'était aperçue ce tressaillement involontaire, qu'il tâchait maîtriser, chaque fois qu'il abordait femme. Elle semblait en rester toute sérieuse et triste. Puis, désireux cacher son embarras, comme il lui demandait si sa mère était à maison, bien qu'il sût celle-ci souffrante, incapable sortir, elle ne répondit que d'un signe tête, elle s'écarta pour qu'il pût entrer sans toucher, et retourna au puits, sans mot, taille droite et fière. Jacques, son pas rapide, traversa l'étroit jardin et entra dans maison. Là, au milieu première pièce, vaste cuisine où l'on mangeait et où l'on vivait, tante Phasie, ainsi qu'il nommait depuis l'enfance, était seule, assise près table, sur chaise paille, jambes enveloppées d'un vieux châle. C'était cousine son père, Lantier, qui lui avait servi marraine, et qui, à l'âge six ans, l'avait pris chez elle, quand, son père et sa mère disparus, envolés à Paris, il était resté à Plassans, où il avait suivi plus tard cours l'Ecole arts et métiers. Il lui en gardait vive reconnaissance, il disait que c'était à elle qu'il devait, s'il avait fait son chemin. Lorsqu'il était devenu mécanicien première classe à Compagnie l'Ouest, après deux années passées au chemin fer d'Orléans, il y avait trouvé sa marraine, remariée à garde-barrière du nom Misard, exilée avec deux filles son premier mariage, dans ce trou perdu Croix-de-Maufras. Aujourd'hui, bien qu'âgée quarante-cinq ans à peine, belle tante Phasie d'autrefois, si grande, si forte, en paraissait soixante, amaigrie et jaunie, secouée continuels frissons. Elle eut cri joie. " Comment, c'est toi, Jacques !... Ah ! mon grand garçon, quelle surprise !" Il baisa sur joues, il lui expliqua qu'il venait d'avoir brusquement deux jours congé forcé: Lison, sa machine, en arrivant matin au Havre, avait eu sa bielle rompue, et comme réparation ne pouvait être terminée avant vingt-quatre heures, il ne reprendrait son service que lendemain soir, pour l'express six heures quarante. Alors, il avait voulu l'embrasser. Il coucherait, il ne repartirait Tarentin que par train sept heures vingt-six du matin. Et il gardait entre siennes ses pauvres mains fondues, il lui disait combien sa dernière lettre l'avait inquiété. " Ah ! oui, mon garçon, ça ne va plus, ça ne va plus du tout... Que tu es gentil d'avoir deviné mon désir te voir! Mais je sais à quel point tu es tenu, je n'osais pas te demander venir. Enfin, te voilà, et j'en ai si gros, si gros sur coeur ! " Elle s'interrompit, pour jeter craintivement regard par fenêtre. Sous jour finissant, l'autre ôté voie, on apercevait son mari, Misard, dans poste cantonnement, ces cabanes planches, établies tous cinq ou six kilomètres et reliées par appareils télégraphiques, afin d'assurer bonne circulation trains. Tandis que sa femme, et plus tard Flore, était chargée barrière du passage à niveau, on avait fait Misard stationnaire. Comme s'il avait pu l'entendre, elle baissa voix, dans frisson. " Je crois bien qu'il m'empoisonne ! " Jacques eut sursaut surprise à cette confidence, et ses yeux, en se tournant eux aussi vers fenêtre, furent nouveau ternis par ce trouble singulier, cette petite fumée rousse qui en pâlissait l'éclat noir, diamanté d'or. " Oh ! tante Phasie, quelle idée ! murmura-t-il. Il l'air si doux et si faible. " Un train allant vers Le Havre venait passer, et Misard était sorti son poste, pour fermer voie derrière lui. Pendant qu'il remontait levier, mettant au rouge signal, Jacques regardait. Un petit homme malingre, cheveux et barbe rares, décolorés, figure creusée et pauvre. Avec cela, silencieux, effacé, sans colère, d'une politesse obséquieuse devant chefs. Mais il était rentré dans cabane planches, pour inscrire sur son garde-temps l'heure du passage, et pour pousser deux boutons électriques, l'un qui rendait voie libre au poste précédent, l'autre qui annonçait train au poste suivant. " Ah ! tu ne connais pas, reprit tante Phasie. Je te dis qu'il doit me faire prendre quelque saleté... Moi qui étais si forte, qui l'aurais mangé, et c'est lui, ce bout d'homme, ce rien du tout, qui me mange ! " Elle s'enfiévrait d'une rancune sourde et peureuse, elle vidait son coeur, ravie tenir enfin quelqu'un qui l'écoutait. Où avait-elle eu tête se remarier avec sournois pareil, et sans sou, et avare, elle plus âgée cinq ans, ayant deux filles, l'une six ans, l'autre huit ans déjà ? Voici dix années qu'elle avait fait ce beau coup, et pas heure ne s'était écoulée sans qu'elle en eût repentir : existence misère, exil dans ce coin glacé du Nord, où elle grelottait, ennui à périr, n'avoir jamais personne à qui causer, pas même voisine. Lui, était ancien poseur voie, qui, maintenant, gagnait douze cents francs comme stationnaire ; elle, dès début, avait eu cinquante francs pour barrière, dont flore aujourd'hui se trouvait chargée ; et là étaient présent et l'avenir, aucun autre espoir, certitude vivre et crever dans ce trou, à mille lieues vivants. Ce qu'elle ne racontait pas, c'étaient consolations qu'elle avait encore, avant tomber malade, lorsque son mari travaillait au ballast, et qu'elle demeurait seule à garder barrière avec ses filles ; car elle possédait alors, Rouen au Havre, sur toute ligne, telle réputation belle femme, que inspecteurs voie visitaient au passage ; même il y avait eu rivalités, piqueurs d'un autre service étaient toujours en tournée, à redoubler surveillance. Le mai n'était pas gêne, déférent avec tout monde, se glissant par portes, partant, revenant sans rien voir. Mais ces distractions avaient cessé, et elle restait là, semaines, mois, sur cette chaise, dans cette solitude, à sentir son corps s'en aller peu plus, d'heure en heure. " Je te dis, répéta-t-elle pour conclure, que c'est lui qui s'est mis après moi, et qu'il m'achèvera, tout petit qu'il est. " Une sonnerie brusque lui fit jeter au-dehors même regard inquiet. C'était poste précédent qui annonçait à Misard train allant sur Paris ; et l'aiguille l'appareil cantonnement, posé devant vitre, s'était inclinée dans sens direction. Il arrêta sonnerie, il sortit pour signaler train par deux sons trompe. flore, à ce moment, vint pousser barrière ; puis, elle se planta, tenant tout droit drapeau, dans son fourreau cuir. On entendit train, express, caché par courbe, s'approcher avec grondement qui grandissait. Il passa comme en coup foudre, ébranlant, menaçant d'emporter maison basse, au milieu d'un vent tempête. Déjà flore s'en retournait à ses légumes, tandis que Misard, après avoir fermé voie montante derrière train, allait rouvrir voie descendante, en abattant levier pour effacer signal rouge ; car nouvelle sonnerie, accompagnée du relèvement l'autre aiguille, venait l'avertir que train, passé cinq minutes plus tôt, avait franchi poste suivant. Il rentra, prévint deux postes, inscrivit passage, puis attendit. Besogne toujours même, qu'il faisait pendant douze heures, vivant là, mangeant là, sans lire trois lignes d'un journal, sans paraître même avoir pensée, sous son crâne oblique. Jacques, qui, autrefois, plaisantait sa marraine sur ravages qu'elle faisait parmi inspecteurs voie, ne put s'empêcher sourire, en disant : " Peut-être bien qu'il est jaloux. " Mais Phasie eut haussement d'épaules plein pitié, pendant qu'un rire montait également, irrésistible, à ses pauvres yeux pâlis. " Ah ! mon garçon, qu'est-ce que tu dis là ?... Lui, jaloux ! Il s'en est toujours fichu, du moment que ça ne lui sortait rien poche. " Puis, reprise son frisson : " Non, non, il n'y tenait guère, à ça. Il ne tient qu'à l'argent... Ce qui nous fâchés, vois-tu, c'est que je n'ai pas voulu lui donner mille francs papa, l'année dernière, quand j'ai hérité. Alors, ainsi qu'il m'en menaçait, ça m'a porté malheur, je suis tombée malade... Et mal ne m'a plus quittée depuis cette époque, oui ! juste depuis cette époque. " Le jeune homme comprit, et comme il croyait à idées noires femme souffrante, il essaya encore dissuader. Mais elle s'entêtait d'un branle tête, en personne dont conviction est faite. Aussi finit-il par dire : " Eh bien, rien n'est plus simple, si vous désirez que ça finisse... Donnez-lui vos mille francs. " Un effort extraordinaire mit debout. Et, ressuscitée, violente : " Mes mille francs, jamais ! J'aime mieux crever... Ah ! ils sont cachés, bien cachés, va ! On peut retourner maison, je défie qu'on trouve... Et il l'a assez retournée, lui, malin ! Je l'ai entendu, nuit, qui tapait dans tous murs. Cherche, cherche ! Rien que plaisir voir son nez s'allonger, ça me suffirait pour prendre patience... Faudra savoir qui lâchera premier, lui ou moi. Je me méfie, je n'avale plus rien ce qu'il touche. Et si je claquais, eh bien, il ne aurait tout même pas, mes mille francs ! je préférerais laisser à terre. " Elle retomba sur chaise, épuisée, secouée par nouveau son trompe. C'était Misard, au seuil du poste cantonnement, qui, cette fois, signalait train allant au Havre. Malgré l'obstination où elle s'enfermait, ne pas donner l'héritage, elle avait lui peur secrète, grandissante, peur du colosse devant l'insecte dont il se sent mangé. Et train annoncé, l'omnibus parti Paris à midi quarante-cinq, venait au loin, d'un roulement sourd. On l'entendit sortir du tunnel, souffler plus haut dans campagne. Puis, il passa, dans tonnerre ses roues et masse ses wagons, d'une force invincible d'ouragan. Jacques, yeux levés vers fenêtre, avait regardé défiler petites vitres carrées où apparaissaient profils voyageurs. Il voulut détourner idées noires Phasie, il reprit en plaisantant : " Marraine, vous vous plaignez ne jamais voir chat, dans votre trou... Mais en voilà, du monde ! " Elle ne comprit pas d'abord, étonnée. " Où ça, du monde ?... Ah! oui ; ces gens qui passent. La belle avance ! on ne connaît pas, on ne peut pas causer. " Il continuait rire. " Moi, vous me connaissez bien, vous me voyez passer souvent. - Toi, c'est vrai, je te connais, et je sais l'heure ton train, et je te guette, sur ta machine. Seulement, tu files, tu files ! Hier, tu as fait comme ça main. Je ne peux seulement pas te répondre... Non, non, ce n'est pas manière voir monde. " Pourtant, cette idée du flot foule que trains montants et descendants charriaient quotidiennement devant elle, au milieu du grand silence sa solitude, laissait pensive, regards sur voie, où tombait nuit. Quand elle était valide, qu'elle allait et venait, se plantant devant barrière, drapeau au poing, elle ne songeait jamais à ces choses. Mais rêveries confuses, à peine formulées, lui embarbouillaient tête, depuis qu'elle demeurait journées sur cette chaise, n'ayant à réfléchir à rien qu'à sa lutte sourde avec son homme. Cela lui semblait drôle, vivre perdue au fond ce désert, sans âme à qui se confier, lorsque, jour et nuit, continuellement, il défilait tant d'hommes et femmes, dans coup tempête trains, secouant maison, fuyant à toute vapeur. Bien sûr que terre entière passait là, pas Français seulement, étrangers aussi, gens venus contrées plus lointaines, puisque personne maintenant ne pouvait rester chez soi, et que tous peuples, comme on disait, n'en feraient bientôt plus qu'un seul. ça, c'était progrès, tous frères, roulant tous ensemble, là-bas, vers pays cocagne. Elle essayait compter, en moyenne, à tant par wagon : il y en avait trop, elle n'y parvenait pas. Souvent, elle croyait reconnaître visages, celui d'un monsieur à barbe blonde, Anglais sans doute, qui faisait chaque semaine voyage Paris, celui d'une petite dame brune, passant régulièrement mercredi et samedi. Mais l'éclair emportait, elle n'était pas bien sûre avoir vus, toutes faces se noyaient, se confondaient, comme semblables, disparaissaient unes dans autres. Le torrent coulait, en ne laissant rien lui. Et ce qui rendait triste, c'était, sous ce roulement continu, sous tant bien-être et tant d'argent promenés, sentir que cette foule toujours si haletante ignorait qu'elle fût là, en danger mort, à ce point que, si son homme l'achevait soir, trains continueraient à se croiser près son cadavre, sans se douter seulement du crime, au fond maison solitaire. Phasie était restée yeux sur fenêtre, et elle résuma ce qu'elle éprouvait trop vaguement pour l'expliquer tout au long. " Ah ! c'est belle invention, il n'y pas à dire. On va vite, on est plus savant... Mais bêtes sauvages restent bêtes sauvages, et on aura beau inventer mécaniques meilleures encore, il y aura quand même bêtes sauvages dessous. " Jacques nouveau hocha tête, pour dire qu'il pensait comme elle. Depuis instant, il regardait Flore qui rouvrait barrière, devant voiture carrier, chargée deux blocs pierre énormes. La route desservait uniquement carrières Bécourt, si bien que, nuit, barrière était cadenassée, et qu'il était très rare qu'on fit relever jeune fille. En voyant celle-ci causer familièrement avec carrier, petit jeune homme brun, il s'écria : " Tiens ! Cabuche est donc malade, que son cousin Louis conduit ses chevaux ?... Ce pauvre Cabuche, voyez-vous souvent, marraine ? " Elle leva mains, sans répondre, en poussant gros soupir. C'était tout drame, à l'automne dernier, qui n'avait pas été fait pour remettre : sa fille Louisette, cadette, placée comme femme chambre chez Mme Bonnehon, à Doinville, s'était sauvée soir, affolée, meurtrie, pour aller mourir chez son bon ami Cabuche, dans maison que celui-ci habitait en pleine forêt. Des histoires avaient couru, qui accusaient violence président Grandmorin ; mais on n'osait pas répéter tout haut. La mère elle-même, bien que sachant à quoi s'en tenir, n'aimait point revenir sur ce sujet. Pourtant, elle finit par dire : " Non, il n'entre plus, il devient vrai loup... Cette pauvre Louisette, qui était si mignonne, si blanche, si douce ! Elle m'aimait bien, elle m'aurait soignée, elle ! tandis que Flore, mon Dieu ! je ne m'en plains pas, mais elle pour sûr quelque chose dérangé, toujours à n'en faire qu'à sa tête, disparue pendant heures, et fière, et violente!... Tout ça est triste, bien triste. " En écoutant, Jacques continuait à suivre yeux fardier, qui, maintenant, traversait voie. Mais roues s'embarrassèrent dans rails, il fallut que conducteur lit claquer son fouet, tandis que Flore elle-même criait, excitant chevaux. " Fichtre ! déclara jeune homme, il ne faudrait pas qu'un train arrive... Il y en aurait une, marmelade ! - Oh ! pas danger, reprit tante Phasie. Flore est drôle fois, mais elle connaît son affaire, elle ouvre l'oeil... Dieu merci, voici cinq ans que nous n'avons pas eu d'accident. Autrefois, homme été coupé. Nous autres, nous n'avons encore eu qu'une vache, qui manqué faire dérailler train. Ah ! pauvre bête ! on retrouvé corps ici et tête là-bas, près du tunnel... Avec Flore, on peut dormir sur ses deux oreilles. " Le fardier était passé, on entendait s'éloigner secousses profondes roues dans ornières. Alors, elle revint à sa préoccupation constante, à l'idée santé, chez autres autant que chez elle. " Et toi, ça va-t-il tout à fait bien, maintenant? Tu te rappelles, chez nous, choses dont tu souffrais, et auxquelles docteur ne comprenait rien ? " Il eut son vacillement inquiet du regard. " Je me porte très bien, marraine. - Vrai ! tout disparu, cette douleur qui te trouait crâne, derrière oreilles, et coups fièvre brusques, et ces accès tristesse qui te faisaient te cacher comme bête, au fond d'un trou ? " mesure qu'elle parlait, il se troublait davantage, pris d'un tel malaise, qu'il finit par l'interrompre, d'une voix brève. " Je vous assure que je me porte très bien... Je n'ai plus rien, plus rien du tout. - Allons, tant mieux, mon garçon !... Ce n'est point parce que tu aurais du mal, que ça me guérirait mien. Et puis, c'est ton âge, d'avoir santé. Ah ! santé, il n'y rien si bon... Tu es tout même très gentil d'être venu me voir, quand tu aurais pu aller t'amuser ailleurs. N'est-ce pas ? tu vas dîner avec nous, et tu coucheras là-haut dans grenier, à côté chambre flore. " Mais, encore fois, son trompe lui coupa parole. La nuit était tombée, et tous deux, en se tournant vers fenêtre, ne distinguèrent plus que confusément Misard causant avec autre homme. Six heures venaient sonner, il remettait service à son remplaçant, stationnaire nuit. Il allait être libre enfin, après ses douze heures passées dans cette cabane, meublée seulement d'une petite table, sous planchette appareils, d'un tabouret et d'un poêle, dont chaleur trop forte l'obligeait à tenir presque constamment porte ouverte. " Ah ! voici, il va rentrer", murmura tante Phasie, reprise sa peur. Le train annoncé arrivait, très lourd, très long, avec son grondement plus en plus haut. Et jeune homme dut se pencher pour se faire entendre malade, ému l'état misérable où il voyait se mettre, désireux soulager. " Ecoutez, marraine, s'il vraiment mauvaises idées, peut-être que ça l'arrêterait, savoir que je m'en mêle... Vous feriez bien me confier vos mille francs. " Elle eut dernière révolte. " Mes mille francs ! pas plus à toi qu'à lui !... Je te dis que j'aime mieux crever ! " ce moment, train passait, dans sa violence d'orage, comme s'il eût tout balayé devant lui. La maison en trembla, enveloppée d'un coup vent. Ce train-là, qui allait au Havre, était très chargé, car il y avait fête pour lendemain dimanche, lancement d'un navire. Malgré vitesse, par vitres éclairées portières, on avait eu vision compartiments pleins, files têtes rangées, serrées, chacune avec son profil. Elles se succédaient, disparaissaient. Que monde ! encore foule, foule sans fin, au milieu du roulement wagons, du sifflement machines, du tintement du télégraphe, sonnerie cloches ! C'était comme grand corps, être géant couché en travers terre, tête à Paris, vertèbres tout long ligne, membres s'élargissant avec embranchements, pieds et mains au Havre et dans autres villes d'arrivées. Et ça passait, ça passait, mécanique, triomphal, allant à l'avenir avec rectitude mécanique, dans l'ignorance volontaire ce qu'il restait l'homme, aux deux bords, cachés et toujours vivaces, l'éternelle passion et l'éternel crime. Ce fut Flore qui rentra première. Elle alluma lampe, petite lampe à pétrole, sans abat-jour, et mit table. Pas mot n'était échangé, à peine glissa-t-elle regard vers Jacques, qui se détournait, debout devant fenêtre. Sur poêle, soupe aux choux se tenait chaude. Elle servait, lorsque Misard parut à son tour. Il ne témoigna aucune surprise trouver là jeune homme. Peut-être l'avait-il vu arriver, mais il ne questionna pas, sans curiosité. Un serrement main, trois paroles brèves, rien plus. Jacques dut répéter, lui-même, l'histoire bielle rompue, son idée venir embrasser sa marraine et coucher. Doucement, Misard se contentait branler tête, comme s'il trouvait cela très bien, et l'on s'assit, l'on mangea sans hâte, d'abord en silence. Phasie, qui, depuis matin, n'avait pas quitté yeux marmite où bouillait soupe aux choux, en accepta assiette. Mais son homme s'étant levé pour lui donner son eau ferrée, oubliée par Flore, carafe où trempaient clous, elle n'y toucha pas. Lui, humble, chétif, toussant d'une petite toux mauvaise, n'avait point l'air remarquer regards anxieux dont elle suivait ses moindres mouvements. Comme elle demandait du sel, dont il n'y avait point sur table, il lui dit qu'elle s'en repentirait d'en manger tant, que c'était ça qui rendait malade ; et il se releva pour en prendre, en apporta dans cuiller pincée, qu'elle accepta sans défiance, sel purifiant tout, disait-elle. Alors, on causa du temps vraiment tiède qu'il faisait depuis quelques jours, d'un déraillement qui s'était produit à Maromme. Jacques finissait par croire que sa marraine avait cauchemars tout éveillée, car lui ne surprenait rien, chez ce bout d'homme si complaisant, aux yeux vagues. On s'attarda plus d'une heure. Deux fois, au signal trompe, Flore avait disparu instant. Les trains passaient, secouaient verres sur table ; mais aucun convives n'y faisait même attention. Un nouveau son trompe se fit entendre, et, cette fois, flore, qui venait d'ôter couvert, ne reparut pas. Elle laissait sa mère et deux hommes attablés devant bouteille d'eau-de-vie cidre. Tous trois restèrent là demi-heure encore. Puis, Misard, qui, depuis instant, avait arrêté ses yeux fureteurs sur angle pièce, prit sa casquette et sortit, avec simple bonsoir. Il braconnait dans petits ruisseaux voisins, où il y avait anguilles superbes, et jamais il ne se couchait, sans être allé visiter ses lignes fond. Dès qu'il ne fut plus là, Phasie regarda fixement son filleul. " Hein, crois-tu ? l'as-tu vu fouiller du regard là-bas, dans ce coin ?... C'est que l'idée lui est venue que je pouvais avoir caché mon magot derrière pot à beurre... Ah ! je connais, je suis sûre que, cette nuit, il ira déranger pot, pour voir. " Mais sueurs prenaient, tremblement agitait ses membres. " Regarde, ça y est encore, va ! Il m'aura droguée, j'ai bouche amère comme si j'avais avalé vieux sous. Dieu sait pourtant si j'ai rien pris sa main ! C'est à se ficher à l'eau... Ce soir, je n'en peux plus, vaut mieux que je me couche. Alors, adieu, mon garçon, parce que, si tu pars à sept heures vingt-six, ce sera trop bonne heure pour moi. Et reviens, n'est-ce pas ? et espérons que j'y serai toujours. " Il dut l'aider à rentrer dans chambre, où elle se coucha et s'endormit, accablée. Resté seul, il hésita, se demandant s'il ne devait pas monter s'étendre, lui aussi, sur foin qui l'attendait au grenier. Mais il n'était que huit heures moins dix, il avait temps dormir. Et il sortit à son tour, laissant brûler petite lampe à pétrole, dans maison vide et ensommeillée, ébranlée temps à autre par tonnerre brusque d'un train. Dehors, Jacques fut surpris douceur l'air. Sans doute, il allait pleuvoir encore. Dans ciel, nuée laiteuse, uniforme, s'était épandue, et pleine lune, qu'on ne voyait pas, noyée derrière, éclairait toute voûte d'un reflet rougeâtre. Aussi distinguait-il nettement campagne, dont terres autour lui, coteaux, arbres se détachaient en noir, sous cette lumière égale et morte, d'une paix veilleuse. Il fit tour du petit potager. Puis, il songea à marcher du ôté Doinville, route par là montait moins rudement. Mais vue maison solitaire, plantée biais à l'autre bord ligne, l'ayant attiré, il traversa voie en passant par portillon, car barrière était déjà fermée pour nuit. Cette maison, il connaissait bien, il regardait à chacun ses voyages, dans branle grondant sa machine. Elle hantait sans qu'il sût pourquoi, avec sensation confuse qu'elle importait à son existence. Chaque fois, il éprouvait, d'abord comme peur ne plus retrouver là, ensuite comme malaise à constater qu'elle y était toujours. Jamais il n'en avait vu ouvertes ni portes ni fenêtres. Tout ce qu'on lui avait appris d'elle, c'était qu'elle appartenait au président Grandmorin ; et, ce soir-là, désir irrésistible prenait tourner autour, pour en savoir davantage. Longtemps, Jacques resta planté sur route, en face grille. Il se reculait, se haussait, tâchant se rendre compte. Le chemin fer, en coupant jardin, n'avait d'ailleurs laissé devant perron qu'un étroit parterre, clos murs ; tandis que, derrière, s'étendait assez vaste terrain, entouré simplement d'une haie vive. La maison était d'une tristesse lugubre, en sa détresse, sous rouge reflet cette nuit fumeuse ; et il allait s'éloigner, avec frisson à fleur peau, lorsqu'il remarqua trou dans haie. L'idée que ce serait lâche ne pas entrer fit passer par trou. Son coeur battait. Mais, tout suite, comme il longeait petite serre en ruine, vue d'une ombre, accroupie à porte, l'arrêta. " Comment, c'est toi ? s'écria-t-il étonné, en reconnaissant flore. Qu'est-ce que tu fais donc ? " Elle aussi avait eu secousse surprise. Puis, tranquillement : " Tu vois bien, je prends cordes... Ils ont laissé là tas cordes, qui pourrissent, sans servir à personne. Alors, moi, comme j'en ai toujours besoin, je viens en prendre. " En effet, paire forts ciseaux à main, assise par terre, elle démêlait bouts cordes coupait noeuds, quand ils résistaient. " Le propriétaire ne vient donc plus ? " demanda jeune homme. Elle se mit à rire. " Oh ! depuis l'affaire Louisette, il n'y pas danger que président risque bout son nez à Croix-de-Maufras. Va, je puis prendre ses cordes. " Il se tut instant, l'air troublé par souvenir l'aventure tragique qu'elle évoquait. " Et toi, tu crois ce que Louisette raconté, tu crois qu'il voulu l'avoir, et que c'est en se débattant qu'elle s'est blessée ? " Cessant rire, brusquement violente, elle cria : " Jamais Louisette n'a menti, ni Cabuche non plus... C'est mon ami, Cabuche. - Ton amoureux peut-être, à cette heure ? - Lui ! ah ! bien, il faudrait être fameuse cateau !... Non, non ! c'est mon ami, je n'ai pas d'amoureux, moi ! je n'en veux pas avoir. " Elle avait relevé sa tête puissante, dont l'épaisse toison blonde frisait très bas sur front ; et, tout son être solide et souple, montait sauvage énergie volonté. Déjà légende se formait sur elle, dans pays. On contait histoires, sauvetages: charrette retirée d'une secousse, au passage d'un train ; wagon, qui descendait tout seul pente Barentin, arrêté ainsi qu'une bête furieuse, galopant à rencontre d'un express. Et ces preuves force étonnaient, faisaient désirer hommes, d'autant plus qu'on l'avait crue facile d'abord, toujours à battre champs dès qu'elle était libre, cherchant coins perdus, se couchant au fond trous, yeux en l'air, muette, immobile. Mais premiers qui s'étaient risqués n'avaient pas eu envie recommencer l'aventure. Comme elle aimait à se baigner pendant heures, nue dans ruisseau voisin, gamins son âge étaient allés faire partie regarder ; et elle en avait empoigné un, sans même prendre peine remettre sa chemise, et elle l'avait arrangé si bien, que personne ne guettait plus. Enfin, bruit se répandait son histoire avec aiguilleur l'embranchement Dieppe, à l'autre bout du tunnel : nommé Ozil, garçon d'une trentaine d'années, très honnête, qu'elle semblait avoir encouragé instant, et qui, ayant essayé prendre, s'imaginant soir qu'elle se livrait, avait failli être tué par elle d'un coup bâton. Elle était vierge et guerrière, dédaigneuse du mâle, ce qui finissait par convaincre gens qu'elle avait pour sûr tête dérangée. En l'entendant déclarer qu'elle ne voulait pas d'amoureux, Jacques continua plaisanter. " Alors, ça ne va pas, ton mariage avec Ozil ? Je m'étais laissé dire que, tous jours, tu filais rejoindre par tunnel. " Elle haussa épaules. " Ah ! ouitche ! mon mariage... ça m'amuse, tunnel. Deux kilomètres et demi à galoper dans noir, avec l'idée qu'on peut être coupé par train, si l'on n'ouvre pas l'oeil. Faut entendre, trains, ronfler là-dessous !... Mais il m'a ennuyée, Ozil. Ce n'est pas encore celui-là que je veux. - Tu en veux donc autre ? - Ah ! je ne sais pas... Ah ! ma foi, non ! " Un rire l'avait reprise, tandis qu'une pointe d'embarras faisait se remettre à noeud cordes, dont elle ne pouvait venir à bout. Puis, sans relever tête, comme très absorbée par sa besogne : " Et toi, tu n'en as pas, d'amoureuse ? " son tour, Jacques redevint sérieux. Ses yeux se détournèrent, vacillèrent en se fixant au loin, dans nuit. Il répondit d'une voix brève : " Non. - C'est ça, continua-t-elle, on m'a bien conté que tu abominais femmes. Et puis, ce n'est pas d'hier que je te connais, jamais tu ne nous adresserais quelque chose d'aimable... Pourquoi, dis ? " Il se taisait, elle se décida à lâcher noeud et à regarder. " Est-ce donc que tu n'aimes que ta machine ? On en plaisante, tu sais. On prétend que tu es toujours à frotter, à faire reluire, comme si tu n'avais caresses que pour elle... Moi, je te dis ça, parce que je suis ton amie. " Lui aussi, maintenant, regardait, à pâle clarté du ciel fumeux. Et il se souvenait d'elle, quand elle était petite, violente et volontaire déjà, mais lui sautant au cou dès qu'il arrivait, prise d'une passion fillette sauvage. Ensuite, l'ayant souvent perdue vue, il l'avait chaque fois retrouvée grandie, l'accueillant du même saut à ses épaules, gênant plus en plus par flamme ses grands yeux clairs. cette heure, elle était femme, superbe, désirable, et elle l'aimait sans doute, très loin, du fond même sa jeunesse. Son coeur se mit à battre, il eut sensation soudaine d'être celui qu'elle attendait. Un grand trouble montait à son crâne avec sang ses veines, son premier mouvement fut fuir, dans l'angoisse qui l'envahissait. Toujours désir l'avait rendu fou, il voyait rouge. " Qu'est-ce que tu fais là, debout ? reprit-elle. Assieds-toi donc ! " De nouveau, il hésitait. Puis, jambes subitement très lasses, vaincu par besoin tenter l'amour encore, il se laissa tomber près d'elle, sur tas cordes. Il ne parlait plus, gorge sèche. C'était elle, maintenant, fière, silencieuse, qui bavardait à perdre haleine, très gaie, s'étourdissant elle-même. " Vois-tu, tort maman, ç'a été d'épouser Misard. ça lui jouera mauvais tour... Moi, je m'en fiche, parce qu'on assez ses affaires, n'est-ce pas ? Et puis, maman m'envoie coucher, dès que je veux intervenir... Alors, qu'elle se débrouille ! Je vis dehors, moi. Je songe à choses, pour plus tard... Ah ! tu sais, je t'avais vu passer, ce matin, sur ta machine, tiens ! ces broussailles, là-bas, où j'étais assise. Mais toi, tu ne regardes jamais... Et je te dirai, à toi, choses auxquelles je songe, mais pas maintenant, plus tard, quand nous serons tout à fait bons amis. " Elle avait laissé glisser ciseaux, et lui, toujours muet, s'était emparé ses deux mains. Ravie, elle lui abandonnait. Pourtant, lorsqu'il porta à ses lèvres brûlantes, elle eut sursaut effaré vierge. La guerrière se réveillait, cabrée, batailleuse, à cette première approche du mâle. " Non, non! laisse-moi, je ne veux pas... Tiens-toi tranquille, nous causerons... ça ne pense qu'à ça, hommes. Ah ! si je te répétais ce que Louisette m'a raconté, jour où elle est morte, chez Cabuche... D'ailleurs, j'en savais déjà sur président, parce que j'avais vu saletés, ici, lorsqu'il venait avec jeunes filles... Il en que personne ne soupçonne, qu'il mariée... " Lui, ne l'écoutait pas, ne l'entendait pas. Il l'avait saisie d'une étreinte brutale, et il écrasait sa bouche sur sienne. Elle eut léger cri, plainte plutôt, si profonde, si douce, où éclatait l'aveu tendresse longtemps cachée. Mais elle luttait toujours, se refusait quand même, par instinct combat. Elle souhaitait et elle se disputait à lui, avec besoin d'être conquise. Sans parole, poitrine contre poitrine, tous deux s'essoufflaient à qui renverserait l'autre. Un instant, elle sembla devoir être plus forte, elle l'aurait peut-être jeté sous elle, tant il s'énervait, s'il ne l'avait pas empoignée à gorge. Le corsage fut arraché, deux seins jaillirent durs et gonflés bataille, d'une blancheur lait, dans l'ombre claire. Et elle s'abattit sur dos, elle se donnait, vaincue. Alors, lui, haletant, s'arrêta, regarda, au lieu posséder. Une fureur semblait prendre, férocité qui faisait chercher yeux, autour lui, arme, pierre, quelque chose enfin pour tuer. Ses regards rencontrèrent ciseaux, luisant parmi bouts corde ; et il ramassa d'un bond, et il aurait enfoncés dans cette gorge nue, entre deux seins blancs, aux fleurs roses. Mais grand froid dégrisait, il rejeta, il s'enfuit, éperdu ; tandis qu'elle, paupières closes, croyait qu'il refusait à son tour, parce qu'elle lui avait résisté. Jacques fuyait dans nuit mélancolique. Il monta au galop sentier d'une ôte, retomba au fond d'un étroit vallon. Des cailloux roulant sous ses pas l'effrayèrent, il se lança à gauche parmi broussailles, fit crochet qui ramena à droite, sur plateau vide. Brusquement, il dévala, il buta contre haie du chemin fer : train arrivait, grondant, flambant ; et il ne comprit pas d'abord, terrifié. Ah ! oui, tout ce monde qui passait, continuel flot, tandis que lui agonisait là ! Il repartit, grimpa, descendit encore. Toujours maintenant il rencontrait voie, au fond tranchées profondes qui creusaient abîmes, sur remblais qui fermaient l'horizon barricades géantes. Ce pays désert, coupé monticules, était comme labyrinthe sans issue, où tournait sa folie, dans morne désolation terrains incultes. Et, depuis longues minutes, il battait pentes, lorsqu'il aperçut devant lui l'ouverture ronde, gueule noire du tunnel. Un train montant s'y engouffrait, hurlant et sifflant, laissant, disparu, bu par terre, longue secousse dont sol tremblait. Alors, Jacques, jambes brisées, tomba au bord ligne, et il éclata en sanglots convulsifs, vautré sur ventre, face enfoncée dans l'herbe. Mon Dieu ! il était donc revenu, ce mal abominable dont il se croyait guéri ? Voilà qu'il avait voulu tuer, cette fille ! Tuer femme, tuer femme ! cela sonnait à ses oreilles, du fond sa jeunesse, avec fièvre grandissante, affolante du désir. Comme autres, sous l'éveil puberté, rêvent d'en posséder une, lui s'était enragé à l'idée d'en tuer une. Car il ne pouvait se mentir, il avait bien pris ciseaux pour lui planter dans chair, dès qu'il l'avait vue, cette chair, cette gorge, chaude et blanche. Et ce n'était point parce qu'elle résistait, non ! c'était pour plaisir, parce qu'il en avait envie, envie telle, que, s'il ne s'était pas cramponné aux herbes, il serait retourné là-bas, en galopant, pour l'égorger. Elle, mon Dieu ! cette Flore qu'il avait vue grandir, cette enfant sauvage dont il venait se sentir aimé si profondément ! Ses doigts tordus entrèrent dans terre, ses sanglots lui déchirèrent gorge, dans râle d'effroyable désespoir. Pourtant, il s'efforçait se calmer, il aurait voulu comprendre. Qu'avait-il donc différent, lorsqu'il se comparait aux autres ? Là-bas, à Plassans, dans sa jeunesse, souvent déjà il s'était questionné. Sa mère Gervaise, il est vrai, l'avait eu très jeune, à quinze ans et demi ; mais il n'arrivait que second, elle entrait à peine dans sa quatorzième année, lorsqu'elle était accouchée du premier, Claude ; et aucun ses deux frères, ni Claude, ni Etienne, né plus tard, ne semblait souffrir d'une mère si enfant et d'un père gamin comme elle, ce beau Lantier, dont mauvais coeur devait coûter à Gervaise tant larmes. Peut-être aussi ses frères avaient-ils chacun son mal qu'ils n'avouaient pas, l'aîné surtout qui se dévorait à vouloir être peintre, si rageusement, qu'on disait à moitié fou son génie. La famille n'était guère d'aplomb, beaucoup avaient fêlure. Lui, à certaines heures, sentait bien, cette fêlure héréditaire ; non pas qu'il fût d'une santé mauvaise, car l'appréhension et honte ses crises l'avaient seules maigri autrefois ; mais c'étaient, dans son être, subites pertes d'équilibre, comme cassures, trous par lesquels son moi lui échappait, au milieu d'une sorte grande fumée qui déformait tout. Il ne s'appartenait plus, il obéissait à ses muscles, à bête enragée. Pourtant, il ne buvait pas, il se refusait même petit verre d'eau-de-vie, ayant remarqué que moindre goutte d'alcool rendait fou. Et il en venait à penser qu'il payait pour autres, pères, grands-pères, qui avaient bu, générations d'ivrognes dont il était sang gâté, lent empoisonnement, sauvagerie qui ramenait avec loups mangeurs femmes, au fond bois. Jacques s'était relevé sur coude, réfléchissant, regardant l'entrée noire du tunnel ; et nouveau sanglot courut ses reins à sa nuque, il retomba, il roula sa tête par terre, criant douleur. Cette fille, cette fille qu'il avait voulu tuer! Cela revenait en lui, aigu, affreux, comme si ciseaux eussent pénétré dans sa propre chair. Aucun raisonnement ne l'apaisait : il avait voulu tuer, il tuerait, si elle était encore là, dégrafée, gorge nue. Il se rappelait bien, il était âgé seize ans à peine, première fois, lorsque mal l'avait pris, soir qu'il jouait avec gamine, fillette d'une parente, sa cadette deux ans ; elle était tombée, il avait vu ses jambes, et il s'était rué. L'année suivante, il se souvenait d'avoir aiguisé couteau pour l'enfoncer dans cou d'une autre, petite blonde, qu'il voyait chaque matin passer devant sa porte. Celle-ci avait cou très gras, très rose, où il choisissait déjà place, signe brun, sous l'oreille. Puis, c'en étaient d'autres, d'autres encore, défilé cauchemar, toutes celles qu'il avait effleurées son désir brusque meurtre, femmes coudoyées dans rue, femmes qu'une rencontre faisait ses voisines, surtout, nouvelle mariée, assise près lui au théâtre, qui riait très fort, et qu'il avait dû fuir, au milieu d'un acte, pour ne pas l'éventrer. Puisqu'il ne connaissait pas, quelle fureur pouvait-il avoir contre elles ? car, chaque fois, c'était comme soudaine crise rage aveugle, soif toujours renaissante venger offenses très anciennes, dont il aurait perdu l'exacte mémoire. Cela venait-il donc si loin, du mal que femmes avaient fait à sa race, rancune amassée mâle en mâle, depuis première tromperie au fond cavernes ? Et il sentait aussi, dans son accès, nécessité bataille pour conquérir femelle et dompter, besoin perverti jeter morte sur son dos, ainsi qu'une proie qu'on arrache aux autres, à jamais. Son crâne éclatait sous l'effort, il n'arrivait pas à se répondre, trop ignorant, pensait-il, cerveau trop sourd, dans cette angoisse d'un homme poussé à actes où sa volonté n'était pour rien, et dont cause en lui avait disparu. Un train, nouveau, passa avec l'éclair ses feux, s'abîma en coup foudre qui gronde et s'éteint, au fond du tunnel ; et Jacques, comme si cette foule anonyme, indifférente et pressée, avait pu l'entendre, s'était redressé, refoulant ses sanglots, prenant attitude d'innocent. Que fois, à suite ses accès, il avait eu ainsi sursauts coupable, au moindre bruit ! Il ne vivait tranquille, heureux, détaché du monde, que sur sa machine. Quand elle l'emportait dans trépidation ses roues, à grande vitesse, quand il avait main sur volant du changement marche, pris tout entier par surveillance voie, guettant signaux, il ne pensait plus, il respirait largement l'air pur qui soufflait toujours en tempête. Et c'était pour cela qu'il aimait si fort sa machine, à l'égal d'une maîtresse apaisante, dont il n'attendait que du bonheur. Au sortir l'Ecole arts et métiers, malgré sa vive intelligence, il avait choisi ce métier mécanicien, pour solitude et l'étourdissement où il y vivait, sans ambition d'ailleurs, arrivé en quatre ans au poste mécanicien première classe, gagnant déjà deux mille huit cents francs, ce qui, avec ses primes chauffage et graissage, mettait à plus quatre mille, mais ne rêvant rien au-delà. Il voyait ses camarades troisième classe et deuxième, ceux que formait Compagnie, ouvriers ajusteurs qu'elle prenait pour en faire élèves, il voyait presque tous épouser ouvrières, femmes effacées qu'on apercevait seulement parfois à l'heure du départ, lorsqu'elles apportaient petits paniers provisions ; tandis que camarades ambitieux, surtout ceux qui sortaient d'une école, attendaient d'être chefs dépôt pour se marier, dans l'espoir trouver bourgeoise, dame à chapeau. Lui, fuyait femmes, que lui importait ? Jamais il ne se marierait, il n'avait d'autre avenir que rouler seul, rouler encore et encore, sans repos. Aussi tous ses chefs donnaient-ils pour mécanicien hors ligne, ne buvant pas, ne courant pas, plaisanté seulement par camarades noceurs sur son excès bonne conduite, et inquiétant sourdement autres, lorsqu'il tombait à ses tristesses, muet, yeux pâlis, face terreuse. Dans sa petite chambre rue Cardinet, d'où l'on voyait dépôt Batignolles, auquel appartenait sa machine, que d'heures il se souvenait d'avoir passées, toutes ses heures libres, enfermé comme moine au fond sa cellule, usant révolte ses désirs à force sommeil, dormant sur ventre ! D'un effort, Jacques tenta se lever. Que faisait-il là, dans l'herbe, par cette nuit tiède et brumeuse d'hiver ? La campagne restait noyée d'ombre, il n'y avait lumière qu'au ciel, fin brouillard, l'immense coupole verre dépoli, que lune, cachée derrière, éclairait d'un pâle reflet jaune ; et l'horizon noir dormait, d'une immobilité mort. Allons ! il devait être près neuf heures, mieux était rentrer et se coucher. Mais, dans son engourdissement, il se vit retour chez Misard, montant l'escalier du grenier, s'allongeant sur foin, contre chambre flore, simple cloison planches. Elle serait là, il l'entendrait respirer ; même il savait qu'elle ne fermait jamais sa porte, il pourrait rejoindre. Et son grand frisson reprit, l'image évoquée cette fille dévêtue, membres abandonnés et chauds sommeil, secoua fois encore d'un sanglot dont violence rabattit sur sol. Il avait voulu tuer, voulu tuer, mon Dieu ! Il étouffait, il agonisait à l'idée qu'il irait tuer dans son lit, tout à l'heure, s'il rentrait. Il aurait beau n'avoir pas d'arme, s'envelopper tête ses deux bras, pour s'anéantir : il sentait que mâle, en dehors sa volonté, pousserait porte, étranglerait fille, sous coup fouet l'instinct du rapt et par besoin venger l'ancienne injure. Non, non ! plutôt passer nuit à battre campagne, que retourner là-bas ! Il s'était relevé d'un bond, il se remit à fuir. Alors, nouveau, pendant demi-heure, il galopa au travers campagne noire, comme si meute déchaînée épouvantes l'avait poursuivi ses abois. Il monta ôtes, il dévala dans gorges étroites. Coup sur coup, deux ruisseaux se présentèrent : il franchit, se mouilla jusqu'aux hanches. Un buisson qui lui barrait route, l'exaspérait. Son unique pensée était d'aller tout droit, plus loin, toujours plus loin, pour se fuir, pour fuir l'autre, bête enragée qu'il sentait en lui. Mais il l'emportait, elle galopait aussi fort. Depuis sept mois qu'il croyait l'avoir chassée, il se reprenait à l'existence tout monde ; et, maintenant, c'était à recommencer, il lui faudrait encore se battre, pour qu'elle ne sautât pas sur première femme coudoyée par hasard. Le grand silence pourtant, vaste solitude l'apaisaient peu, lui faisaient rêver vie muette et déserte comme ce pays désolé, où il marcherait toujours, sans jamais rencontrer âme. Il devait tourner à son insu, car il revint, l'autre ôté, buter contre voie, après avoir décrit large demi-cercle, parmi pentes, hérissées broussailles, au-dessus du tunnel. Il recula, avec l'inquiète colère retomber sur vivants. Puis, ayant voulu couper derrière monticule, il se perdit, se retrouva devant haie du chemin fer, juste à sortie du souterrain, en face du pré où il avait sangloté tout à l'heure. Et, vaincu, il restait immobile, lorsque tonnerre d'un train sortant profondeurs terre, léger encore, grandissant seconde en seconde, l'arrêta. C'était l'express du Havre, parti Paris à six heures trente, et qui passait là à neuf heures vingt-cinq : train que, deux jours en deux jours, il conduisait. Jacques vit d'abord gueule noire du tunnel s'éclairer, ainsi que bouche d'un four, où fagots s'embrasent. Puis, dans fracas qu'elle apportait, ce fut machine qui en jaillit, avec l'éblouissement son gros oeil rond, lanterne d'avant, dont l'incendie troua campagne, allumant au loin rails d'une double ligne flamme. Mais c'était apparition en coup foudre : tout suite wagons se succédèrent, petites vitres carrées portières, violemment éclairées, firent défiler compartiments pleins voyageurs, dans tel vertige vitesse, que l'oeil doutait ensuite images entrevues. Et Jacques, très distinctement, à ce quart précis seconde, aperçut, par glaces flambantes d'un coupé, homme qui en tenait autre renversé sur banquette et qui lui plantait couteau dans gorge, tandis qu'une masse noire, peut-être troisième personne, peut-être écroulement bagages, pesait tout son poids sur jambes convulsives l'assassiné. Déjà, train fuyait, se perdait vers Croix-de-Maufras, en ne montrant plus lui, dans ténèbres, que trois feux l'amère, triangle rouge. Cloué sur place, jeune homme suivait yeux train dont grondement s'éteignait, au fond grande paix morte campagne. Avait-il bien vu ? et il hésitait maintenant, il n'osait plus affirmer réalité cette vision, apportée et emportée dans éclair. Pas seul trait deux acteurs du drame ne lui était resté vivace. La masse brune devait être couverture voyage, tombée en travers du corps victime. Pourtant, il avait cru d'abord distinguer, sous déroulement d'épais cheveux, fin profil pâle. Mais tout se confondait, s'évaporait, comme en rêve. Un instant, profil, évoqué, reparut ; puis, il s'effaça définitivement, Ce n'était sans doute qu'une imagination. Et tout cela glaçait, lui semblait si extraordinaire, qu'il finissait par admettre hallucination, née l'affreuse crise qu'il venait traverser. Pendant près d'une heure encore, Jacques marcha, tête alourdie songeries confuses. Il était brisé, détente se produisait, grand froid intérieur avait emporté sa fièvre. Sans l'avoir décidé, il finit par revenir vers Croix-de-Maufras. Puis, lorsqu'il se retrouva devant maison du garde-barrière, il se dit qu'il n'entrerait pas, qu'il dormirait sous petit hangar, scellé à l'un pignons. Mais rai lumière passait sous porte, et il poussa cette porte machinalement. Un spectacle inattendu l'arrêta sur seuil. Misard, dans coin, avait dérangé pot à beurre ; et, à quatre pattes par terre, lanterne allumée posée près lui, il sondait mur à légers coups poing, il cherchait. Le bruit porte fit se redresser. Du reste, il ne se troubla pas moins du monde, il dit simplement, d'un air naturel : " C'est allumettes qui sont tombées. " Et, quand il eut remis en place pot à beurre, il ajouta : " Je suis venu prendre ma lanterne, parce que, tout à l'heure, en rentrant, j'ai aperçu individu étalé sur voie... Je crois bien qu'il est mort. " Jacques, saisi d'abord à pensée qu'il surprenait Misard en train chercher magot tante Phasie, ce qui changeait en brusque certitude son doute au sujet accusations cette dernière, fut ensuite si violemment remué par cette nouvelle découverte d'un cadavre, qu'il en oublia l'autre drame, celui qui se jouait là, dans cette petite maison perdue. La scène du coupé, vision si brève d'un homme égorgeant homme, venait renaître, à lueur du même éclair. " Un homme sur voie, où donc ? " demanda-t-il, pâlissant. Misard allait raconter qu'il rapportait deux anguilles, décrochées ses lignes fond, et qu'il avait avant tout galopé jusque chez lui, pour cacher. Mais quel besoin se confier à ce garçon ? Il n'eut qu'un geste vague, en répondant : " Là-bas, comme qui dirait à cinq cents mètres... Faut voir clair, pour savoir. " ce moment, Jacques entendit, au-dessus sa tête, choc assourdi. Il était si anxieux qu'il en sursauta. " C'est rien, reprit père, c'est Flore qui remue. " Et jeune homme, en effet, reconnut bruit deux pieds nus sur carreau. Elle avait dû l'attendre, elle venait écouter, par sa porte entrouverte. " Je vous accompagne, reprit-il. Et vous êtes sûr qu'il est mort ? - Dame ! ça m'a semblé. Avec lanterne, on verra bien. - Enfin, qu'est-ce que vous en dites? Un accident, n'est-ce pas ? - ça se peut. Quelque gaillard qui se sera fait couper, ou peut-être bien voyageur qui aura sauté d'un wagon. " Jacques frémissait. " Venez vite ! venez vite ! " Jamais telle fièvre voir, savoir, ne l'avait agité. Dehors, tandis que son compagnon, sans émotion aucune, suivait voie, balançant lanterne, dont rond clarté suivait doucement rails, lui courait en avant, s'irritait cette lenteur. C'était comme désir physique, ce feu intérieur qui précipite marche amants, aux heures rendez-vous. Il avait peur ce qui l'attendait là-bas, et il y volait, tous muscles ses membres. Quand il arriva, quand il faillit se cogner dans tas noir, allongé près voie descendante, il resta planté, parcouru talons à nuque d'une secousse. Et son angoisse ne rien distinguer nettement, se tourna en jurons contre l'autre, qui s'attardait à plus trente pas en arrière. " Mais, nom Dieu ! arrivez donc ! s'il vivait encore, on pourrait secourir. " Misard se dandina, s'avança, avec son flegme. Puis, lorsqu'il eut promené lanterne au-dessus du corps : " Ah ! ouitche, il son compte. " L'individu, culbutant sans doute d'un wagon, était tombé sur ventre, face contre sol, à cinquante centimètres au plus rails. On ne voyait, sa tête, qu'une couronne épaisse cheveux blancs. Ses jambes se trouvaient écartées. De ses bras, droit gisait comme arraché, tandis que gauche était replié sous poitrine. Il était très bien vêtu, ample paletot drap bleu, bottines élégantes, du linge fin. Le corps ne portait aucune trace d'écrasement, beaucoup sang avait seulement coulé gorge et tachait col chemise. " Un bourgeois à qui on fait son affaire ", reprit tranquillement Misard, après quelques secondes d'examen silencieux. Puis, se tournant vers Jacques, immobile, béant : " Faut pas toucher, c'est défendu... Vous allez rester là, à garder, vous, pendant que moi, je vas courir à Barentin prévenir chef gare." Il leva sa lanterne, consulta poteau kilométrique. " Bon ! juste au poteau 153. " Et, posant lanterne par terre, près du corps, il s'éloigna son pas traînard. Jacques, resté seul, ne bougeait pas, regardait toujours cette masse inerte, effondrée, que clarté vague, au ras du sol, laissait confuse. Et, en lui, l'agitation qui avait précipité sa marche, l'horrible attrait qui retenait là, aboutissait à cette pensée aigue, jaillissante tout son être : l'autre, l'homme entrevu couteau au poing, avait osé ! l'autre était allé jusqu'au bout son désir, l'autre avait tué ! Ah ! n'être pas lâche, se satisfaire enfin, enfoncer couteau ! Lui que l'envie en torturait depuis dix ans ! Il y avait dans sa fièvre, mépris lui-même et l'admiration pour l'autre, et surtout besoin voir ça, soif inextinguible se rassasier yeux cette loque humaine, du pantin cassé, chiffe molle, qu'un coup couteau faisait d'une créature. Ce qu'il rêvait, l'autre l'avait réalisé, et c'était ça. S'il tuait, il y aurait ça par terre. Son coeur battait à se rompre, son prurit meurtre s'exaspérait comme concupiscence au spectacle ce mort tragique. Il fit pas, s'approcha davantage, ainsi qu'un enfant nerveux qui se familiarise avec peur. Oui ! il oserait, il oserait à son tour ! Mais grondement, derrière son dos, força à sauter ôté. Un train arrivait, qu'il n'avait même pas entendu, au fond sa contemplation. Il allait être broyé, l'haleine chaude, souffle formidable machine venait seul l'avertir. Le train passa, dans son ouragan bruit, fumée et flammes. Il y avait beaucoup monde encore, flot voyageurs continuait vers Le Havre, pour fête du lendemain. Un enfant s'écrasait nez contre vitre, regardant campagne noire ; profils d'hommes se dessinèrent, tandis qu'une jeune femme, baissant glace, jetait papier taché beurre et sucre. Déjà train joyeux filait au loin, dans l'insouciance ce cadavre que ses roues avaient frôlé. Et corps gisait toujours sur face, éclairé vaguement par lanterne, au milieu mélancolique paix nuit. Alors, Jacques fut pris du désir voir blessure, pendant qu'il était seul. Une inquiétude l'arrêtait, l'idée que, s'il touchait à tête, on s'en apercevrait peut-être. Il avait calculé que Misard ne pouvait guère être retour, avec chef gare, avant trois quarts d'heure. Et il laissait passer minutes, il songeait à ce Misard, à ce chétif, si lent, si calme, qui osait lui aussi, tuant plus tranquillement du monde, à coups drogue. C'était donc bien facile tuer ? tout monde tuait. Il se rapprocha. L'idée voir blessure piquait d'un aiguillon si vif, que sa chair en brûlait. Voir comment c'était fait et ce qui avait coulé, voir trou rouge ! En replaçant tête soigneusement, on ne saurait rien. Mais il y avait autre peur, inavouée, au fond son hésitation, peur même du sang. Toujours et en tout, chez lui, l'épouvante s'était éveillée avec désir. Encore quart d'heure à être seul, et il allait se décider pourtant, lorsqu'un petit bruit, à son ôté, fit tressaillir. C'était Flore, debout, regardant comme lui. Elle avait curiosité accidents : dès qu'on annonçait bête broyée, homme coupé par train, on était sûr faire accourir. Elle venait se rhabiller, elle voulait voir mort. Et, après premier coup d'oeil, elle n'hésita pas, elle. Se baissant, soulevant lanterne d'une main, l'autre elle prit tête, renversa. " Méfie-toi, c'est défendu ", murmura Jacques. Mais elle haussa épaules. Et tête apparaissait, dans clarté jaune, tête vieillard, au grand nez, aux yeux bleus d'ancien blond, largement ouverts. Sous menton, blessure bâillait, affreuse, entaille profonde qui avait coupé cou, plaie labourée, comme si couteau s'était retourné en fouillant. Du sang inondait tout ôté droit poitrine. gauche, à boutonnière du paletot, rosette commandeur semblait caillot rouge, égaré là. Flore avait eu léger cri surprise. " Tiens ! vieux ! " Jacques, penché comme elle, s'avançait, mêlait ses cheveux aux siens, pour mieux voir ; et il étouffait, il se gorgeait du spectacle. Inconsciemment, il répéta : " Le vieux... vieux... - Oui, vieux Grandmorin... Le président. " Un moment encore, elle examina cette face pâle, à bouche tordue, aux grands yeux d'épouvante. Puis, elle lâcha tête que rigidité cadavérique commençait à glacer, et qui retomba contre sol, refermant blessure. " Fini rire avec filles ! reprit-elle plus bas. C'est à cause d'une, pour sûr... Ah ! ma pauvre Louisette, ah ! cochon, c'est bien fait ! " Et long silence régna. Flore, qui avait reposé lanterne, attendait, en jetant sur Jacques lents regards ; tandis que celui-ci, séparé d'elle par corps, n'avait plus bougé, comme perdu, anéanti dans ce qu'il venait voir. Il devait être près onze heures. Un embarras, après scène soirée, l'empêchait parler première. Mais bruit voix se fit entendre, c'était son père qui ramenait chef gare ; et, ne voulant pas être vue, elle se décida. " Tu ne rentres pas te coucher ? " Il tressaillit, débat parut l'agiter instant. Puis, dans effort, dans recul désespéré : " Non, non ! " Elle n'eut pas geste, mais ligne tombante ses bras forte fille exprima beaucoup chagrin. Comme pour se faire pardonner sa résistance tout à l'heure, elle se montra très humble, elle dit encore : " Alors, tu ne rentreras pas, je ne te reverrai pas ? - Non, non!" Les voix approchaient, et sans chercher à lui serrer main, puisqu'il semblait mettre exprès ce cadavre entre eux, sans même lui jeter l'adieu familier leur camaraderie d'enfance, elle s'éloigna, se perdit dans ténèbres, souffle rauque, comme si elle étouffait sanglots. Tout suite, chef gare fut là, avec Misard et deux hommes d'équipe. Lui aussi constata l'identité : c'était bien président Grandmorin, qu'il connaissait, pour voir descendre à sa station, chaque fois que celui-ci se rendait chez sa soeur, Mme Bonnehon, à Doinville. Le corps pouvait rester à place où il était tombé, il fit seulement couvrir d'un manteau, que l'un hommes apportait. Un employé avait pris, à Barentin, train onze heures, pour prévenir procureur impérial Rouen. Mais il ne fallait pas compter sur ce dernier avant cinq ou six heures du matin, car il aurait à amener juge d'instruction, greffier du tribunal et médecin. Aussi chef gare organisa-t-il service garde, près du mort : pendant toute nuit, on se relaierait, homme serait constamment là, à veiller avec lanterne. Et Jacques, avant se décider à aller s'étendre sous quelque hangar station Barentin, d'où il ne devait repartir pour Le Havre qu'à sept heures vingt, demeura longtemps encore, immobile, obsédé. Puis, l'idée du juge d'instruction qu'on attendait troubla, comme s'il s'était senti complice. Dirait-il ce qu'il avait su, au passage l'express ? Il résolut d'abord parler, puisque lui n'avait en somme rien à craindre. Son devoir, d'ailleurs, n'était pas douteux. Mais, ensuite, il se demanda à quoi bon : il n'apporterait pas seul fait décisif, il n'oserait affirmer aucun détail précis sur l'assassin. Ce serait imbécile se mettre là-dedans, perdre son temps et s'émotionner, sans profit pour personne. Non, non, il ne parlerait pas ! Et il s'en alla enfin, et il se retourna deux fois, pour voir bosse noire que corps faisait sur sol, dans rond jaune lanterne. Un froid plus vif tombait du ciel fumeux sur désolation ce désert, aux coteaux arides. Des trains encore étaient passés, autre arrivait, pour Paris, très long. Tous se croisaient, dans leur inexorable puissance mécanique, filaient à leur but lointain, à l'avenir, en frôlant, sans y prendre garde, tête coupée à demi cet homme, qu'un autre homme avait égorgé.