En entrant dans chambre, Roubaud posa sur table pain d'une livre, pâté et bouteille vin blanc. Mais, matin, avant descendre à son poste, mère Victoire avait dû couvrir feu son poêle, d'un tel poussier, que chaleur était suffocante. Et sous-chef gare, ayant ouvert fenêtre, s'y accouda. C'était impasse d'Amsterdam, dans dernière maison droite, haute maison où Compagnie l'Ouest logeait certains ses employés. La fenêtre, au cinquième, à l'angle du toit mansardé qui faisait retour, donnait sur gare, cette tranchée large trouant quartier l'Europe, tout déroulement brusque l'horizon, que semblait agrandir encore, cet après-midi-là, ciel gris du milieu février, d'un gris humide et tiède, traversé soleil. En face, sous ce poudroiement rayons, maisons rue Rome se brouillaient, s'effaçaient, légères. gauche, marquises halles couvertes ouvraient leurs porches géants, aux vitrages enfumés, celle grandes lignes, immense, où l'oeil plongeait, et que bâtiments poste et bouillotterie séparaient autres, plus petites, celles d'Argenteuil, Versailles et Ceinture ; tandis que pont l'Europe, à droite, coupait son étoile fer tranchée, que l'on voyait reparaître et filer au-delà, jusqu'au tunnel Batignolles. Et, en bas fenêtre même, occupant tout vaste champ, trois doubles voies qui sortaient du pont, se ramifiaient, s'écartaient en éventail dont branches métal, multipliées, innombrables, allaient se perdre sous marquises. Les trois postes d'aiguilleur, en avant arches, montraient leurs petits jardins nus. Dans l'effacement confus wagons et machines encombrant rails, grand signal rouge tachait jour pâle. Pendant instant, Roubaud s'intéressa, comparant, songeant à sa gare du Havre. Chaque fois qu'il venait sorte passer jour à Paris, et qu'il descendait chez mère Victoire, métier reprenait. Sous marquise grandes lignes, l'arrivée d'un train Mantes avait animé quais ; et il suivit yeux machine manoeuvre, petite machine-tender, aux trois roues basses et couplées, qui commençait débranchement du train, alerte besogneuse, emmenant, refoulant wagons sur voies remisage. Une autre machine, puissante celle-là, machine d'express, aux deux grandes roues dévorantes, stationnait seule, lâchait par sa cheminée grosse fumée noire, montant droit, très lente dans l'air calme. Mais toute son attention fut prise par train trois heures vingt-cinq, à destination Caen, empli déjà ses voyageurs, et qui attendait sa machine. Il n'apercevait pas celle-ci, arrêtée au-delà du pont l'Europe ; il l'entendait seulement demander voie, à légers coups sifflet pressés, en personne que l'impatience gagne. Un ordre fut crié, elle répondit par coup bref qu'elle avait compris. Puis, avant mise en marche, il y eut silence, purgeurs furent ouverts, vapeur siffla au ras du sol, en jet assourdissant. Et il vit alors déborder du pont cette blancheur qui foisonnait, tourbillonnante comme duvet neige, envolée à travers charpentes fer. Tout coin l'espace en était blanchi, tandis que fumées accrues l'autre machine élargissaient leur voile noir. Derrière, s'étouffaient sons prolongés trompe, cris commandement, secousses plaques tournantes. Une déchirure se produisit, il distingua, au fond, train Versailles et train d'Auteuil, l'un montant, l'autre descendant, qui se croisaient. Comme Roubaud allait quitter fenêtre, voix qui prononçait son nom, fit se pencher. Et il reconnut, au-dessous, sur terrasse du quatrième, jeune homme d'une trentaine d'années, Henri Dauvergne, conducteur-chef, qui habitait là en compagnie son père, chef adjoint grandes lignes, et ses soeurs, Claire et Sophie, deux blondes dix-huit et vingt ans, adorables, menant ménage avec six mille francs deux hommes, au milieu d'un continuel éclat gaieté. On entendait l'aînée rire, pendant que cadette chantait, et qu'une cage, pleine d'oiseaux îles, rivalisait roulades. " Tiens ! monsieur Roubaud, vous êtes donc à Paris ?... Ah ! oui, pour votre affaire avec sous-préfet ! " De nouveau accoudé, sous-chef gare expliqua qu'il avait dû quitter Le Havre, matin même, par l'express six heures quarante. Un ordre du chef l'exploitation l'appelait à Paris, on venait sermonner d'importance. Heureux encore n'y avoir pas laissé sa place. " Et madame ? " demanda Henri. Madame avait voulu venir, elle aussi, pour emplettes. Son mari l'attendait là, dans cette chambre dont mère Victoire leur remettait clef, à chacun leurs voyages, et où ils aimaient déjeuner, tranquilles et seuls, pendant que brave femme était retenue en bas, à son poste salubrité. Ce jour-là, ils avaient mangé petit pain à Mantes, voulant se débarrasser leurs courses d'abord. Mais trois heures étaient sonnées, il mourait faim. Henri, pour être aimable, posa encore question : " Et vous couchez à Paris ? " Non, non ! ils retournaient tous deux au Havre soir, par l'express six heures trente. Ah ! bien ! oui, vacances ! On ne vous dérangeait que pour vous flanquer votre paquet, et tout suite à niche ! Un moment, deux employés se regardèrent, en hochant tête. Mais ils ne s'entendaient plus, piano endiablé venait d'éclater en notes sonores. Les deux soeurs devaient taper dessus ensemble, riant plus haut, excitant oiseaux îles. Alors, jeune homme, qui s'égayait à son tour, salua, rentra dans l'appartement ; et sous-chef, seul, demeura instant yeux sur terrasse, d'où montait toute cette gaieté jeunesse. Puis, regards levés, il aperçut machine qui avait fermé ses purgeurs, et que l'aiguilleur envoyait sur train Caen. Les derniers floconnements vapeur blanche se perdaient, parmi gros tourbillons fumée noire, salissant ciel. Et il rentra, lui aussi, dans chambre. Devant coucou qui marquait trois heures vingt, Roubaud eut geste désespéré. quoi diable Séverine pouvait-elle s'attarder ainsi ? Elle n'en sortait plus, lorsqu'elle était dans magasin. Pour tromper faim qui lui labourait l'estomac, il eut l'idée mettre table. La vaste pièce, à deux fenêtres, lui était familière, servant à fois chambre à coucher, salle à manger et cuisine, avec ses meubles noyer, son lit drapé cotonnade rouge, son buffet à dressoir, sa table ronde, son armoire normande. Il prit, dans buffet, serviettes, assiettes, fourchettes et couteaux, deux verres. Tout cela était d'une propreté extrême, et il s'amusait à ces soins ménage, comme s'il eût joué à dînette, heureux blancheur du linge, très amoureux sa femme, riant lui-même du bon rire frais dont elle allait éclater, en ouvrant porte. Mais, lorsqu'il eut posé pâté sur assiette, et placé, à ôté, bouteille vin blanc, il s'inquiéta, chercha yeux. Puis, vivement, il tira ses poches deux paquets oubliés, petite boîte sardines et du fromage gruyère. La demie sonna. Roubaud marchait long en large, tournant, au moindre bruit, l'oreille vers l'escalier. Dans son attente désoeuvrée, en passant devant glace, il s'arrêta, se regarda. Il ne vieillissait point, quarantaine approchait sans que roux ardent ses cheveux frisés eût pâli. Sa barbe, qu'il portait entière, restait drue, elle aussi, d'un blond soleil. Et, taille moyenne, mais d'une extraordinaire vigueur, il se plaisait à sa personne, satisfait sa tête peu plate, au front bas, à nuque épaisse, sa face ronde et sanguine, éclairée deux gros yeux vifs. Ses sourcils se rejoignaient, embroussaillant son front barre jaloux. Comme il avait épousé femme plus jeune que lui quinze années, ces coups d'oeil fréquents, donnés aux glaces, rassuraient. Il y eut bruit pas, Roubaud courut entrebâiller porte. Mais c'était marchande journaux gare, qui rentrait chez elle, à ôté. Il revint, s'intéressa à boîte coquillages, sur buffet. Il connaissait bien, cette boîte, cadeau Séverine à mère Victoire, sa nourrice. Et ce petit objet avait suffi, toute l'histoire son mariage se déroulait. Déjà trois ans bientôt. Né dans Midi, à Plassans, d'un père charretier, sorti du service avec galons sergent-major, longtemps facteur mixte à gare Mantes, il était passé facteur chef à celle Barentin : et c'était là qu'il l'avait connue, sa chère femme, lorsqu'elle venait Doinville, prendre train, en compagnie Mlle Berthe, fille du président Grandmorin. Séverine Aubry n'était que cadette d'un jardinier, mort au service Grandmorin ; mais président, son parrain et son tuteur, gâtait tellement, faisant d'elle compagne sa fille, envoyant toutes deux au même pensionnat Rouen, et elle-même avait telle distinction native, que longtemps Roubaud s'était contenté désirer loin, avec passion d'un ouvrier dégrossi pour bijou délicat, qu'il jugeait précieux. Là était l'unique roman son existence. Il l'aurait épousée sans sou, pour joie l'avoir, et quand il s'était enhardi enfin, réalisation avait dépassé rêve : outre Séverine et dot dix mille francs, président, aujourd'hui en retraite, membre du conseil d'administration Compagnie l'Ouest, lui avait donné sa protection. Dès lendemain du mariage, il était passé sous-chef à gare du Havre. Il avait sans doute pour lui ses notes bon employé, solide à son poste, ponctuel, honnête, d'un esprit borné, mais très droit, toutes sortes qualités excellentes qui pouvaient expliquer l'accueil prompt fait à sa demande et rapidité son avancement. Il préférait croire qu'il devait tout à sa femme. Il l'adorait. Lorsqu'il eut ouvert boîte sardines, Roubaud perdit décidément patience. Le rendez-vous était pour trois heures. Où pouvait-elle être ? Elle ne lui conterait pas que l'achat d'une paire bottines et six chemises demandait journée. Et, comme il passait nouveau devant glace, il s'aperçut, sourcils hérissés, front coupé d'une ligne dure. Jamais au Havre il ne soupçonnait. Paris, il s'imaginait toutes sortes dangers, ruses, fautes. Un flot sang montait à son crâne, ses poings d'ancien homme d'équipe se serraient, comme au temps où il poussait wagons. Il redevenait brute inconsciente sa force, il l'aurait broyée, dans élan fureur aveugle, Séverine poussa porte, parut toute fraîche, toute joyeuse. " C'est moi... Hein ? tu as dû croire que j'étais perdue. " Dans l'éclat ses vingt-cinq ans, elle semblait grande, mince et très souple, grasse pourtant avec petits os. Elle n'était point jolie d'abord, face longue, bouche forte, éclairée dents admirables. Mais, à regarder, elle séduisait par charme, l'étrangeté ses larges yeux bleus, sous son épaisse chevelure noire. Et, comme son mari, sans répondre, continuait à l'examiner, du regard trouble et vacillant qu'elle connaissait bien, elle ajouta : " Oh ! j'ai couru... Imagine-toi, impossible d'avoir omnibus. Alors, ne voulant pas dépenser l'argent d'une voiture, j'ai couru... Regarde comme j'ai chaud. - Voyons, dit-il violemment, tu ne me feras pas croire que tu viens du Bon Marché. " Mais, tout suite, avec gentillesse d'enfant, elle se jeta à son cou, en lui posant, sur bouche, sa jolie petite main potelée: " Vilain, vilain, tais-toi !... Tu sais bien que je t'aime. " Une telle sincérité sortait toute sa personne, il sentait restée si candide, si droite, qu'il serra éperdument dans ses bras. Toujours ses soupçons finissaient ainsi. Elle, s'abandonnait, aimant à se faire cajoler. Il couvrait baisers, qu'elle ne rendait pas ; et c'était même là son inquiétude obscure, cette grande enfant passive, d'une affection filiale, où l'amante ne s'éveillait point. " Alors, tu as dévalisé Bon Marché. - Oh ! oui. Je vais te conter... Mais, auparavant, mangeons. Ce que j'ai faim !... Ah ! écoute, j'ai petit cadeau. Dis : Mon petit cadeau. " Elle lui riait dans visage, tout près. Elle avait fourré sa main droite dans sa poche, où elle tenait objet, qu'elle ne sortait pas. " Dis vite : Mon petit cadeau. " Lui, riait aussi, en bon homme. Il se décida. " Mon petit cadeau. " C'était couteau qu'elle venait lui acheter, pour en remplacer qu'il avait perdu et qu'il pleurait, depuis quinze jours. Il s'exclamait, trouvait superbe, ce beau couteau neuf, avec son manche en ivoire et sa lame luisante. Tout suite, il allait s'en servir. Elle était ravie sa joie ; et, en plaisantant, elle se fit donner sou, pour que leur amitié ne fût pas coupée. " Mangeons, mangeons, répéta-t-elle. Non, non ! je t'en prie, ne ferme pas encore. J'ai si chaud ! " Elle l'avait rejoint à fenêtre, elle demeura là quelques secondes, appuyée à son épaule, regardant vaste champ gare. Pour moment, fumées s'en étaient allées, disque cuivré du soleil descendait dans brume, derrière maisons rue Rome. En bas, machine manoeuvre amenait, tout formé, train Mantes, qui devait partir à quatre heures vingt-cinq. Elle refoula long du quai, sous marquise, fut dételée. Au fond, dans hangar Ceinture, chocs tampons annonçaient l'attelage imprévu voitures qu'on ajoutait. Et, seule, au milieu rails, avec son mécanicien et son chauffeur, noirs poussière du voyage, lourde machine train omnibus restait immobile, comme lasse et essoufflée, sans autre vapeur qu'un mince filet sortant d'une soupape. Elle attendait qu'on lui ouvrît voie, pour retourner au dépôt Batignolles. Un signal rouge claqua, s'effaça. Elle partit. " Sont-elles gaies, ces petites Dauvergne ! dit Roubaud en quittant fenêtre. Les entends-tu taper sur leur piano ?... Tout à l'heure, j'ai vu Henri, qui m'a dit te présenter ses hommages. - table, à table ! " cria Séverine. Et elle se jeta sur sardines, elle dévora. Ah ! petit pain Mantes était loin ! Cela grisait, quand elle venait à Paris. Elle était toute vibrante du bonheur d'avoir couru trottoirs, elle gardait fièvre ses achats au Bon Marché. En coup, chaque printemps, elle y dépensait ses économies l'hiver, préférant tout y acheter, disant qu'elle y économisait son voyage. Aussi, sans perdre bouchée, ne tarissait-elle pas. Un peu confuse, rougissante, elle finit par lâcher total somme qu'elle avait dépensée, plus trois cents francs. " Fichtre ! dit Roubaud, saisi, tu te mets bien, toi, pour femme d'un sous-chef !... Mais tu n'avais à prendre que six chemises et paire bottines ? - Oh ! mon ami, occasions uniques !... Une petite soie à rayures délicieuses ! chapeau d'un goût, rêve ! jupons tout faits, avec volants brodés ! Et tout ça pour rien, j'aurais payé double au Havre... On va m'expédier, tu verras ! " Il avait pris parti rire, tant elle était jolie, dans sa joie, avec son air confusion suppliante. Et puis, c'était si charmant, cette dînette improvisée, au fond cette chambre où ils étaient seuls, bien mieux qu'au restaurant. Elle, qui d'ordinaire buvait l'eau, se laissait aller, vidait son verre vin blanc, sans savoir. La boîte sardines était finie, ils entamèrent pâté avec beau couteau neuf. Ce fut triomphe, tellement il coupait bien. " Et toi, voyons, ton affaire ? demanda-t-elle. Tu me fais bavarder, tu ne me dis pas comment ça s'est terminé, pour sous-préfet. " Alors, il conta en détail façon dont chef l'exploitation l'avait reçu. Oh ! lavage tête en règle ! Il s'était défendu, avait dit vraie vérité, comment ce petit crevé sous-préfet s'était obstiné à monter avec son chien dans voiture première, lorsqu'il y avait voiture seconde, réservée pour chasseurs et leurs bêtes, et querelle qui s'en était suivie, et mots qu'on avait échangés. En somme, chef lui donnait raison d'avoir voulu faire respecter consigne; mais terrible était parole qu'il avouait lui-même : " Vous ne serez pas toujours maîtres ! " On soupçonnait d'être républicain. Les discussions qui venaient marquer l'ouverture session 1869, et peur sourde prochaines élections générales rendaient gouvernement ombrageux. Aussi l'aurait-on certainement déplacé, sans bonne recommandation du président Grandmorin. Encore avait-il dû signer lettre d'excuse, conseillée et rédigée par ce dernier. Séverine l'interrompit, criant : " Hein ? ai-je eu raison lui écrire et lui faire visite avec toi, ce matin, avant que tu ailles recevoir ton savon... Je savais bien qu'il nous tirerait d'affaire. - Oui, il t'aime beaucoup, reprit Roubaud, et il bras long, dans Compagnie... Vois donc peu à quoi ça sert, d'être bon employé. Ah ! on ne m'a point ménagé éloges : pas beaucoup d'initiative, mais conduite, l'obéissance, du courage, enfin tout ! Eh bien, ma chère, si tu n'avais pas été ma femme, et si Grandmorin n'avait pas plaidé ma cause, par amitié pour toi, j'étais fichu, on m'envoyait en pénitence, au fond quelque petite station:." Elle regardait fixement vide, elle murmura, comme se parlant à elle-même : " Oh ! certainement, c'est homme qui bras long. " Il y eut silence, et elle restait yeux élargis, perdus au loin, cessant manger. Sans doute elle évoquait jours son enfance, là-bas, au château Doinville, à quatre lieues Rouen. Jamais elle n'avait connu sa mère. Quand son père, jardinier Aubry, était mort, elle entrait dans sa treizième année ; et c'était à cette époque que président, déjà veuf, l'avait gardée près sa fille Berthe, sous surveillance sa soeur, Mme Bonnehon, femme d'un manufacturier, également veuve, à qui château appartenait aujourd'hui. Berthe, son aînée deux ans, mariée six mois après elle, avait épousé M. Lachesnaye, conseiller à cour Rouen, petit homme sec et jaune. L'année précédente, président était encore à tête cette cour, dans son pays, lorsqu'il avait pris sa retraite, après carrière magnifique. Né en 1804, substitut à Digne au lendemain 1830, puis à Fontainebleau, puis à Paris, ensuite procureur à Troyes, avocat général à Rennes, enfin premier président à Rouen. Riche à plusieurs millions, il faisait partie du conseil général depuis 1855, on l'avait nommé commandeur Légion d'honneur, jour même sa retraite. Et, du plus loin qu'elle se souvenait, elle revoyait tel qu'il était encore, trapu et solide, blanc bonne heure, d'un blanc doré d'ancien blond, cheveux en brosse, collier barbe coupé ras, sans moustaches, avec face carrée que yeux d'un bleu dur et nez gros rendaient sévère. Il avait l'abord rude, il faisait tout trembler autour lui. Roubaud dut élever voix, répétant à deux reprises : " Eh bien, à quoi donc penses-tu ? " Elle tressaillit, eut petit frisson, comme surprise et secouée peur. " Mais à rien. - Tu ne manges plus, tu n'as donc plus faim ? - Oh! si... Tu vas voir. " Séverine, ayant vidé son verre vin blanc, acheva tranche pâté qu'elle avait dans son assiette. Mais il y eut alerte : ils avaient fini pain d'une livre, pas bouchée ne restait pour manger fromage. Ce furent cris, puis rires, lorsque, bousculant tout, ils découvrirent, au fond du buffet mère Victoire, bout pain rassis. Bien que fenêtre fût ouverte, il continuait faire chaud, et jeune femme, qui avait poêle derrière elle, ne se rafraîchissait guère, plus rose et plus excitée par l'imprévu ce déjeuner bavard, dans cette chambre. propos mère Victoire, Roubaud en était revenu à Grandmorin: encore une, celle-là, qui lui devait belle chandelle I Fille séduite dont l'enfant était mort, nourrice Séverine qui venait coûter vie à sa mère, plus tard femme d'un chauffeur Compagnie, elle vivait mal, à Paris, d'un peu couture, son mari mangeant tout, lorsque rencontre sa fille lait avait renoué liens d'autrefois, en faisant d'elle aussi protégée du président ; et, aujourd'hui, il lui avait obtenu poste à salubrité, garde cabinets luxe, ôté dames, ce qu'il y meilleur. La Compagnie ne lui donnait que cent francs par an, mais elle s'en faisait près quatorze cents, avec recette, sans compter logement, cette chambre où elle était même chauffée. Enfin, situation bien agréable. Et Roubaud calculait que, si Pecqueux, mari, avait apporté ses deux mille huit cents francs chauffeur, tant pour primes que pour fixe, au lieu nocer aux deux bouts ligne, ménage aurait réuni plus quatre mille francs, double ce que lui, sous-chef gare, gagnait au Havre. " Sans doute, conclut-il, toutes femmes ne voudraient pas tenir cabinets. Mais il n'y pas sot métier. " Cependant, leur grosse faim s'était apaisée, et ils ne mangeaient plus que d'un air alangui, coupant fromage par petits morceaux, pour faire durer régal. Leurs paroles aussi se faisaient lentes. " propos, cria-t-il, j'ai oublié te demander... Pourquoi as-tu donc refusé au président d'aller passer deux ou trois jours à Doinville ? " Son esprit, dans bien-être digestion, venait refaire leur visite du matin, tout près gare, à l'hôtel rue du Rocher ; et il s'était revu dans grand cabinet sévère, il entendait encore président leur dire qu'il partait lendemain pour Doinville. Puis, comme cédant à idée soudaine, il leur avait offert prendre soir même, avec eux, l'express six heures trente, et d'emmener ensuite sa filleule là-bas, chez sa soeur, qui réclamait depuis longtemps. Mais jeune femme avait allégué toutes sortes raisons, qui l'empêchaient, disait-elle. " Tu sais, moi, continua Roubaud, je ne voyais pas mal à ce petit voyage. Tu aurais pu y rester jusqu'à jeudi, je me serais arrangé... N'est-ce pas ? dans notre position, nous avons besoin d'eux. Ce n'est guère adroit, refuser leurs politesses ; d'autant plus que ton refus eu l'air lui causer vraie peine... Aussi n'ai-je cessé te pousser à accepter, que lorsque tu m'as tiré par mon paletot. Alors, j'ai dit comme toi, mais sans comprendre... Hein! pourquoi n'as-tu pas voulu ? " Séverine, regards vacillants, eut geste d'impatience. " Est-ce que je puis te laisser tout seul ? - Ce n'est pas raison... Depuis notre mariage, en trois ans, tu es bien allée deux fois à Doinville, passer ainsi semaine. Rien ne t'empêchait d'y retourner troisième. " La gêne jeune femme croissait, elle avait détourné tête. " Enfin, ça ne me disait pas. Tu ne vas pas me forcer à choses qui me déplaisent. " Roubaud ouvrit bras, comme pour déclarer qu'il ne forçait à rien. Pourtant, il reprit : " Tiens ! tu me caches quelque chose... La dernière fois, est-ce que Mme Bonnehon t'aurait mal reçue ? " Oh ! non, Mme Bonnehon l'avait toujours très bien accueillie. Elle était si agréable, grande, forte, avec magnifiques cheveux blonds, belle encore malgré ses cinquante-cinq ans! Depuis son veuvage, et même du vivant son mari, on racontait qu'elle avait eu souvent coeur occupé. On l'adorait à Doinville, elle faisait du château lieu délices, toute société Rouen y venait en visite, surtout magistrature. C'était dans magistrature que Mme Bonnehon avait eu beaucoup d'amis. " Alors, avoue-le, ce sont Lachesnaye qui t'ont battu froid. " Sans doute, depuis son mariage avec M. Lachesnaye, Berthe avait cessé d'être pour elle ce qu'elle était autrefois. Elle ne devenait guère bonne, cette pauvre Berthe, si insignifiante, avec son nez rouge. Rouen, dames vantaient beaucoup sa distinction. Aussi, mari comme sien, laid, dur, avare, semblait-il plutôt fait pour déteindre sur sa femme et rendre mauvaise. Mais non, Berthe s'était montrée convenable à l'égard son ancienne camarade, celle-ci n'avait aucun reproche précis à lui adresser. " C'est donc président qui te déplaît, là-bas ? " Séverine, qui, jusque-là, répondait lentement, d'une voix égale, fut reprise d'impatience. " Lui, quelle idée ! " Et elle continua, en petites phrases nerveuses. On voyait seulement à peine. Il s'était réservé, dans parc, pavillon, dont porte donnait sur ruelle déserte. Il sortait, il rentrait, sans qu'on sût. Jamais sa soeur, du reste, ne connaissait au juste jour son arrivée. Il prenait voiture à Barentin, se faisait conduire nuit à Doinville, vivait journées dans son pavillon, ignoré tous. Ah! ce n'était pas lui qui vous gênait, là-bas. " Je t'en parle, parce que tu m'as raconté vingt fois que, dans ton enfance, il te faisait peur bleue. - Oh ! peur bleue ! tu exagères, comme toujours... Bien sûr qu'il ne riait guère. Il vous regardait si fixement, ses gros yeux, qu'on baissait tête tout suite. J'ai vu gens se troubler, ne pas pouvoir lui adresser mot, tellement il leur en imposait, avec son grand renom sévérité et sagesse... Mais, moi, il ne m'a jamais grondée, j'ai toujours senti qu'il avait faible pour moi... " De nouveau, sa voix se ralentissait, ses yeux se perdaient au loin. " Je me souviens... Quand j'étais gamine et que je jouais avec amies, dans allées, s'il venait à paraître, toutes se cachaient, même sa fille Berthe, qui tremblait sans cesse d'être en faute. Moi, je l'attendais, tranquille. Il passait, et en me voyant là, souriante, museau levé, il me donnait petite tape sur joue... Plus tard, à seize ans, lorsque Berthe avait faveur à obtenir lui, c'était toujours moi qu'elle chargeait demande. Je parlais, je ne baissais pas regards, et je sentais siens qui m'entraient dans peau. Mais je m'en moquais bien, j'étais si certaine qu'il accorderait tout ce que je voudrais !... Ah ! oui, je me souviens, je me souviens ! Là-bas, il n'y pas taillis du parc, pas corridor, pas chambre du château, que je ne puisse évoquer en fermant yeux. " Elle se tut, paupières closes ; et sur son visage chaud et gonflé semblait passer frisson ces choses d'autrefois, choses qu'elle ne disait point. Un instant, elle demeura ainsi, avec petit battement lèvres, comme tic involontaire qui lui tirait douloureusement coin bouche. " Il été certainement très bon pour toi, reprit Roubaud, qui venait d'allumer sa pipe. Non seulement il t'a fait élever comme demoiselle, mais il très sagement administré tes quatre sous, et il arrondi somme, lors notre mariage... Sans compter qu'il doit te laisser quelque chose, il l'a dit devant moi. - Oui, murmura Séverine, cette maison Croix-de-Maufras, cette propriété que chemin fer coupée. On y allait parfois passer huit jours... Oh ! je n'y compte guère, Lachesnaye doivent travailler pour qu'il ne me laisse rien. Et puis, j'aime mieux rien, rien ! " Elle avait prononcé ces dernières paroles d'une voix si vive, qu'il s'en étonna, retirant sa pipe bouche, regardant ses yeux arrondis. " Es-tu drôle ! On assure que président millions, quel mal y aurait-il à ce qu'il mît sa filleule dans son testament ? Personne n'en serait surpris, et ça arrangerait joliment nos affaires. " Puis, idée qui lui traversa cerveau fit rire. " Tu n'as peut-être pas peur passer pour sa fille ?... Car, tu sais, président, malgré son air glacé, on en chuchote raides, sur son compte. Il paraît que, du vivant même sa femme, toutes bonnes y passaient. Enfin, gaillard qui, aujourd'hui encore, vous trousse femme... Mon Dieu ! va, quand tu serais sa fille ! " Séverine s'était levée, violente, visage en flamme, avec vacillement effrayé son regard bleu, sous masse lourde ses cheveux noirs. " Sa fille, sa fille !... Je ne veux pas que tu plaisantes avec ça, entends-tu ! Est-ce que je puis être sa fille ? est-ce que je lui ressemble ?... Et en voilà assez, parlons d'autre chose. Je ne veux pas aller à Doinville, parce que je ne veux pas, parce que je préfère rentrer avec toi au Havre." Il hocha tête, il l'apaisa du geste. Bon, bon ! du moment que ça lui donnait sur nerfs. Il souriait, jamais il ne l'avait vue si nerveuse. Le vin blanc sans doute. Désireux se faire pardonner, il reprit couteau, s'extasiant encore, l'essuyant avec soin ; et, pour montrer qu'il coupait comme rasoir, il s'en taillait ongles. " Déjà quatre heures quart, murmura Séverine, debout devant coucou. J'ai encore quelques courses... Il faut songer à notre train. " Mais, comme pour achever se calmer, avant mettre peu d'ordre dans chambre, elle retourna s'accouder à fenêtre. Lui, alors, lâchant couteau, lâchant sa pipe, quitta table à son tour, s'approcha d'elle, prit par-derrière, entre ses bras, doucement. Et il tenait enlacée ainsi, il avait posé menton sur son épaule, appuyé tête contre sienne. Ni l'un ni l'autre ne bougeait plus, ils regardaient. Sous eux, toujours, petites machines manoeuvre allaient et venaient sans repos ; et on entendait à peine s'activer, comme ménagères vives et prudentes, roues assourdies, sifflet discret. Une d'elles passa, disparut sous pont l'Europe, emmenant au remisage voitures d'un train Trouville, qu'on débranchait. Et, là-bas, au-delà du pont, elle frôla machine venue seule du Dépôt, en promeneuse solitaire, avec ses cuivres et ses aciers luisants, fraîche et gaillarde pour voyage. Celle-ci s'était arrêtée, demandant deux coups brefs voie à l'aiguilleur, qui, presque immédiatement, l'envoya sur son train, tout formé, à quai sous marquise grandes lignes. C'était train quatre heures vingt-cinq, pour Dieppe. Un flot voyageurs se pressait, on entendait roulement chariots chargés bagages, hommes poussaient à bouillottes dans voitures, Mais machine et son tender avaient abordé fourgon tête, d'un choc sourd, et l'on vit chef d'équipe serrer lui-même vis barre d'attelage. Le ciel s'était assombri vers Batignolles ; cendre crépusculaire, noyant façades, semblait tomber déjà sur l'éventail élargi voies ; tandis que, dans cet effacement, au lointain, se croisaient sans cesse départs et arrivées banlieue et Ceinture. Par-delà nappes sombres grandes halles couvertes, sur Paris obscurci, fumées rousses, déchiquetées, s'envolaient. " Non, non, laisse-moi ", murmura Séverine. Peu à peu, sans parole, il l'avait enveloppée d'une caresse plus étroite, excité par tiédeur ce corps jeune, qu'il tenait ainsi à pleins bras. Elle grisait son odeur, elle achevait d'affoler son désir, en cambrant reins pour se dégager. D'une secousse, il l'enleva fenêtre, dont il referma vitres du coude. Sa bouche avait rencontré sienne, il lui écrasait lèvres, il l'emportait vers lit. " Non, non, nous ne sommes pas chez nous, répéta-t-elle. Je t'en prie, pas dans cette chambre ! " Elle-même était comme grise, étourdie nourriture et vin, encore vibrante sa course fiévreuse à travers Paris. Cette pièce trop chauffée, cette table où traînait débandade du couvert, l'imprévu du voyage qui tournait en partie fine, tout lui allumait sang, soulevait d'un frisson. Et pourtant elle se refusait, elle résistait, arc-boutée contre bois du lit, dans révolte effrayée, dont elle n'aurait pu dire cause. " Non, non, je ne veux pas. " Lui, sang à peau, retenait ses grosses mains brutales. Il tremblait, il l'aurait brisée. " Bête, est-ce qu'on saura ? Nous retaperons lit. " D'habitude, elle s'abandonnait avec docilité complaisante, chez eux, au Havre, après déjeuner, lorsqu'il était service nuit. Cela semblait sans plaisir pour elle, mais elle y montrait mollesse heureuse, affectueux consentement son plaisir à lui. Et ce qui, en ce moment, rendait fou, c'était sentir comme jamais il ne l'avait eue, ardente, frémissante passion sensuelle. Le noir reflet sa chevelure assombrissait ses calmes yeux pervenche, sa bouche forte saignait dans doux ovale son visage. Il y avait là femme qu'il ne connaissait point. Pourquoi se refusait-elle ? " Dis, pourquoi ? Nous avons temps. " Alors, dans angoisse inexplicable, dans débat où elle ne paraissait pas juger choses nettement, comme si elle se fût ignorée elle aussi, elle eut cri douleur vraie, qui fit se tenir tranquille. " Non, non, je t'en supplie, laisse-moi !... Je ne sais pas, ça m'étrangle, rien que l'idée, en ce moment... ça ne serait pas bien. " Tous deux était tombés assis au bord du lit. Il se passa main sur face, comme pour s'en ôter cuisson qui brûlait. En voyant redevenu sage, elle, gentille, se pencha, lui posa gros baiser sur joue, voulant lui montrer qu'elle l'aimait bien tout même. Un instant, ils restèrent sorte, sans parler, à se remettre. Il lui avait repris main gauche et jouait avec vieille bague d'or, serpent d'or à petite tête rubis, qu'elle portait au même doigt que son alliance. Toujours il lui avait connue là. " Mon petit serpent, dit Séverine d'une voix involontaire rêve, croyant qu'il regardait bague et éprouvant l'impérieux besoin parler. C'est à Croix-de-Maufras, qu'il m'en fait cadeau, pour mes seize ans. " Roubaud leva tête, surpris. " Qui donc ? président ? " Lorsque yeux son mari s'étaient posés sur siens, elle avait eu brusque secousse réveil. Elle sentit petit froid glacer ses joues. Elle voulut répondre, et ne trouva rien, étranglée par sorte paralysie qui prenait. " Mais, continua-t-il, tu m'as toujours dit que c'était ta mère qui te l'avait laissée, cette bague. " Encore à cette seconde, elle pouvait rattraper phrase, lâchée dans oubli tout. Il lui aurait suffi rire, jouer l'étourdie. Mais elle s'entêta, ne se possédant plus, inconsciente. " Jamais, mon chéri, je ne t'ai dit que ma mère m'avait laissé cette bague. " Du coup, Roubaud dévisagea, pâlissant lui aussi. " Comment ? tu ne m'as jamais dit ça ? Tu me l'as dit vingt fois !... Il n'y pas mal à ce que président t'ait donné bague. Il t'a donné bien autre chose... Mais pourquoi me l'avoir caché ? pourquoi avoir menti, en parlant ta mère ? - Je n'ai pas parlé ma mère, mon chéri, tu te trompes. " C'était imbécile, cette obstination. Elle voyait qu'elle se perdait, qu'il lisait clairement sous sa peau, et elle aurait voulu revenir, ravaler ses paroles ; mais il n'était plus temps, elle sentait ses traits se décomposer, l'aveu sortir malgré elle toute sa personne. Le froid ses joues avait envahi sa face entière, tic nerveux tirait ses lèvres. Et lui, effrayant, redevenu subitement rouge, à croire que sang allait faire éclater ses veines, lui avait saisi poignets, regardait tout près, afin mieux suivre, dans l'effarement épouvanté ses yeux, ce qu'elle ne disait pas tout haut. " Nom Dieu ! bégaya-t-il, nom Dieu ! " Elle eut peur, baissa visage pour cacher sous son bras, devinant coup poing. Un fait, petit, misérable, insignifiant, l'oubli d'un mensonge à propos cette bague, venait d'amener l'évidence, en quelques paroles échangées. Et il avait suffi d'une minute. Il jeta d'une secousse en travers du lit, il tapa sur elle deux poings, au hasard. En trois ans, il ne lui avait pas donné chiquenaude, et il massacrait, aveugle, ivre, dans emportement brute, l'homme aux grosses mains, qui, autrefois, avait poussé wagons. " Nom Dieu garce ! tu as couché avec !... couché avec !... couché avec! " Il s'enrageait à ces mots répétés, il abattait poings, chaque fois qu'il prononçait, comme pour lui faire entrer dans chair. " Le reste d'un vieux, nom Dieu garce !... couché avec !... couché avec ! " Sa voix s'étranglait d'une telle colère, qu'elle sifflait et ne sortait plus. Alors, seulement, il entendit que, mollissante sous coups, elle disait non. Elle ne trouvait pas d'autre défense, elle niait pour qu'il ne tuât pas. Et ce cri, cet entêtement dans mensonge, acheva rendre fou. " Avoue que tu as couché avec. - Non ! non ! " Il l'avait reprise, il soutenait dans ses bras, l'empêchant retomber face contre couverture, en pauvre être qui se cache. Il forçait à regarder. " Avoue que tu as couché avec. " Mais, se laissant glisser, elle s'échappa, elle voulut courir vers porte. D'un bond, il fut nouveau sur elle, poing en l'air ; et, furieusement, d'un seul coup, près table, il l'abattit. Il s'était jeté à son ôté, il l'avait empoignée par cheveux, pour clouer au sol. Un instant, ils restèrent ainsi par terre, face à face, sans bouger. Et, dans l'effrayant silence, on entendit monter chants et rires demoiselles Dauvergne dont piano faisait rage, heureusement, en dessous, étouffant bruits lutte. C'était Claire qui chantait rondes petites filles, tandis que Sophie l'accompagnait à tour bras. " Avoue que tu as couché avec. " Elle n'osa plus dire non, elle ne répondit point. " Avoue que tu as couché avec, nom Dieu! ou je t'éventre ! " Il l'aurait tuée, elle lisait nettement dans son regard. En tombant, elle avait aperçu couteau, ouvert sur table ; et elle revoyait l'éclair lame, elle crut qu'il allongeait bras. Une lâcheté l'envahit, abandon d'elle-même et tout, besoin d'en finir. " Eh bien ! oui, c'est vrai, laisse-moi m'en aller. " Alors, ce fut abominable. Cet aveu qu'il exigeait si violemment, venait l'atteindre en pleine figure, comme chose impossible, monstrueuse. Il semblait que jamais il n'aurait supposé infamie pareille. Il lui empoigna tête, il cogna contre pied table. Elle se débattait, et il tira par cheveux, au travers pièce, bousculant chaises. Chaque fois qu'elle faisait effort pour se redresser, il rejetait sur carreau d'un coup poing. Et cela haletant, dents serrées, acharnement sauvage et imbécile. La table, poussée, faillit renverser poêle. Des cheveux et du sang restèrent à angle du buffet. Quand ils reprirent haleine, hébétés, gonflés cette horreur, las frapper et d'être frappée, ils étaient revenus près du lit, elle toujours par terre, vautrée, lui accroupi, tenant encore aux épaules. Et ils soufflèrent. En bas, musique continuait, rires s'envolaient, très sonores et très jeunes. D'une secousse, Roubaud remonta Séverine, l'adossa contre bois du lit. Puis, demeurant à genoux, pesant sur elle, il put parler enfin. Il ne battait plus, il torturait ses questions, du besoin inextinguible qu'il avait savoir. " Ainsi, tu as couché avec, garce !... Répète, répète que tu as couché avec ce vieux... Et à quel âge, hein? toute petite, toute petite, n'est-ce pas ? " Brusquement, elle venait d'éclater en larmes, ses sanglots l'empêchaient répondre. " Nom Dieu ! veux-tu me dire !... Hein? tu n'avais pas dix ans, que tu l'amusais, ce vieux ? C'est pour ça qu'il t'élevait à becquée, c'est pour sa cochonnerie, dis-le donc, nom Dieu I ou je recommence ! " Elle pleurait, elle ne pouvait prononcer mot, et il leva main, il l'étourdit d'une nouvelle claque. trois reprises, comme il n'obtenait pas davantage réponse, il gifla, répétant sa question. " quel âge, dis-le donc, garce ! dis-le donc ? " Pourquoi lutter? Son être fuyait sous elle. Il lui aurait sorti coeur, ses doigts gourds d'ancien ouvrier. Et l'interrogatoire continua, elle disait tout, dans tel anéantissement honte et peur, que ses phrases, soufflées très bas, s'entendaient à peine. Et lui, mordu sa jalousie atroce, s'enrageait à souffrance dont déchiraient tableaux évoqués : il n'en savait jamais assez, il l'obligeait à revenir sur détails, à préciser faits. L'oreille aux lèvres misérable, il agonisait cette confession, avec continuelle menace son poing levé, prêt à cogner encore, si elle s'arrêtait. De nouveau, tout passé, à Doinville, défila, l'enfance, jeunesse. Etait-ce au fond massifs du grand parc? était-ce dans détour perdu quelque corridor du château ? Déjà président songeait donc à elle, lorsqu'il l'avait gardée, à mort son jardinier et fait élever avec sa fille ? Cela, pour sûr, avait commencé, jours ou autres gamines s'enfuyaient, au milieu leurs jeux, s'il venait à paraître, tandis qu'elle, souriante, museau en l'air, attendait qu'il lui donnât en passant petite tape sur joue. Et, plus tard, si elle osait lui parler en face, si elle obtenait tout lui, n'était-ce pas qu'elle se sentait maîtresse, alors qu'il l'achetait par ses complaisances trousseur bonnes, si digne et si sévère aux autres ? Ah ! sale chose, ce vieux se faisant baisoter comme grand-père, regardant pousser cette fillette, tâtant, l'entamant peu à chaque heure, sans avoir patience d'attendre qu'elle fut mûre ! Roubaud haletait. " Enfin, à quel âge.., répète, à quel âge ? - Seize ans et demi. - Tu mens ! " Mentir, mon Dieu ! pourquoi? Elle eut haussement d'épaules plein d'un abandon et d'une lassitude immenses. " Et, première fois, où ça s'est-il passé ? - Croix-de-Maufras. " Il hésita seconde, ses lèvres s'agitaient, lueur jaune troublait ses yeux. " Et, je veux que tu me dises, qu'est-ce qu'il t'a fait ? " Elle resta muette. Puis, comme il brandissait poing : " Tu ne me croirais pas. - Dis toujours... Il n'a pu rien faire, hein ? " D'un signe tête, elle répondit. C'était bien cela. Et alors, il s'acharna sur scène, il voulut connaître jusqu'au bout, il descendit aux mots crus, aux interrogations immondes. Elle ne desserrait plus dents, elle continuait à dire oui, à dire non, d'un signe. Peut-être ça soulagerait-il l'un et l'autre, quand elle aurait avoué. Mais lui souffrait davantage ces détails, qu'elle croyait être atténuation. Des rapports normaux, complets, l'auraient hanté d'une vision moins torturante. Cette débauche pourrissait tout, enfonçait et retournait au fond sa chair lames empoisonnées sa jalousie. Maintenant, c'était fini, il ne vivrait plus, il évoquerait toujours l'exécrable image. Un sanglot déchira sa gorge. " Ah ! nom Dieu... ah! nom Dieu !... ça ne peut pas être, non, non ! c'est trop, ça ne peut pas être ! " Puis, tout d'un coup, il secoua. "Mais nom Dieu garce! pourquoi m'as-tu épousé?... Sais-tu que c'est ignoble m'avoir trompé ainsi ? Il y voleuses, en prison, qui n'en ont pas tant sur conscience... Tu me méprisais donc, tu ne m'aimais donc pas ?... Hein ! pourquoi m'as-tu épousé ? " Elle eut geste vague. Est-ce qu'elle savait au juste, à présent ? En l'épousant, elle était heureuse, espérant en finir avec l'autre. Il y tant choses qu'on ne voudrait pas faire et qu'on fait, parce qu'elles sont encore plus sages. Non, elle ne l'aimait pas ; et ce qu'elle évitait lui dire, c'était que, sans cette histoire, jamais elle n'aurait consenti à être sa femme. " Lui, n'est-ce pas ? désirait te caser. Il trouvé bonne bête... Hein? il désirait te caser pour que ça continue. Et vous avez continué, hein? à tes deux voyages, là-bas. C'est pour ça qu'il t'emmenait ? " D'un signe, elle avoua nouveau. " Et c'est pour ça encore qu'il t'invitait, cette fois?... Jusqu'à fin, alors, ça aurait recommencé, ces ordures ? Et, si je ne t'étrangle pas, ça recommencera ! " Ses mains convulsées s'avançaient pour reprendre à gorge. Mais, ce coup-ci, elle se révolta. " Voyons, tu es injuste. Puisque c'est moi qui ai refusé d'y aller. Tu m'y envoyais, j'ai dû me fâcher, rappelle-toi... Tu vois bien que je ne voulais plus. C'était fini. Jamais, jamais plus, je n'aurais voulu. " Il sentit qu'elle disait vérité, et il n'en eut aucun soulagement. L'affreuse douleur, fer qui lui restait en pleine poitrine, c'était l'irréparable, ce qui avait eu lieu entre elle et cet homme. Il ne souffrait horriblement que son impuissance à faire que cela ne fût pas. Sans lâcher encore, il s'était rapproché son visage, il semblait fasciné, attiré là, comme pour retrouver, dans sang ses petites veines bleues, tout ce qu'elle lui avouait. Et il murmura, obsédé, halluciné : " Croix-de-Maufras, dans chambre rouge... Je connais, fenêtre donne sur chemin fer, lit est en face. Et c'est là, dans cette chambre... Je comprends qu'il parle te laisser maison. Tu l'as bien gagnée. Il pouvait veiller sur tes sous et te doter, ça valait ça... Un juge, homme riche à millions, si respecté, si instruit, si haut ! Vrai, tête vous tourne... Et, dis donc, s'il était ton père ? " Séverine, d'un effort, se mit debout. Elle l'avait repoussé, avec vigueur extraordinaire, pour sa faiblesse pauvre être vaincu. Violente, elle protestait. " Non, non, pas ça ! Tout ce que tu voudras, pour reste. Bats-moi, tue-moi... Mais ne dis pas ça, tu mens!" Roubaud lui avait gardé main dans siennes. " Est-ce que tu en sais quelque chose ? C'est bien parce que tu en doutes toi-même, que ça te soulève ainsi. " Et, comme elle dégageait sa main, il sentit sa bague, petit serpent d'or à tête rubis, oublié à son doigt. Il l'en arracha, pila du talon sur carreau, dans nouvel accès rage. Puis, il marcha d'un bout pièce à l'autre, muet, éperdu. Elle, tombée assise au bord du lit, regardait ses grands yeux fixes. Et terrible silence dura. La fureur Roubaud ne se calmait point. Dès qu'elle semblait se dissiper peu, elle revenait aussitôt, comme l'ivresse, par grandes ondes redoublées, qui l'emportaient dans leur vertige. Il ne se possédait plus, battait vide, jeté à toutes sautes du vent violence dont il était flagellé, retombant à l'unique besoin d'apaiser bête hurlante au fond lui. C'était besoin physique, immédiat, comme faim vengeance, qui lui tordait corps et qui ne lui laisserait plus aucun repos, tant qu'il ne l'aurait pas satisfaite. Sans s'arrêter, il se tapa tempes ses deux poings, il bégaya, d'une voix d'angoisse : " Qu'est-ce que je vais faire ? " Cette femme, puisqu'il ne l'avait pas tuée tout suite, il ne tuerait pas maintenant. Sa lâcheté laisser vivre exaspérait sa colère, car c'était lâche, c'était parce qu'il tenait encore à sa peau garce, qu'il ne l'avait pas étranglée. Il ne pouvait pourtant garder ainsi. Alors, il allait donc chasser, mettre à rue, pour ne jamais revoir ? Et nouveau flot souffrance l'emportait, exécrable nausée submergeait tout entier, lorsqu'il sentait qu'il ne ferait pas même ça. Quoi enfin ? Il ne restait qu'à accepter l'abomination et qu'à remmener cette femme au Havre, à continuer tranquille vie avec elle, comme si rien n'était. Non ! non ! mort plutôt, mort pour tous deux, à l'instant ! Une telle détresse souleva, qu'il cria plus haut, égaré : " Qu'est-ce que je vais faire ? " Du lit où elle restait assise, Séverine suivait toujours ses grands yeux. Dans calme affection camarade qu'elle avait eue pour lui, il l'apitoyait déjà, par douleur démesurée où elle voyait. Les gros mots, coups, elle aurait excusés, si cet emportement fou lui avait laissé moins surprise, surprise dont elle ne revenait pas encore. Elle, passive, docile, qui toute jeune s'était pliée aux désirs d'un vieillard, qui plus tard avait laissé faire son mariage, simplement désireuse d'arranger choses, n'arrivait pas à comprendre tel éclat jalousie, pour fautes anciennes, dont elle se repentait ; et, sans vice, chair mal éveillée encore, dans sa demi-inconscience fille douce, chaste malgré tout, elle regardait son mari, aller, venir, tourner furieusement, comme elle aurait regardé loup, être d'une autre espèce, Qu'avait-il donc en lui ? Il y en avait tant sans colère ! Ce qui l'épouvantait, c'était sentir l'animal, soupçonné par elle depuis trois ans, à grognements sourds, aujourd'hui déchaîné, enragé, prêt à mordre. Que lui dire, pour empêcher malheur ? chaque retour, il se retrouvait près du lit, devant elle. Et elle l'attendait au passage, elle osa lui parler. " Mon ami, écoute... " Mais il ne l'entendait pas, il repartait à l'autre bout pièce, ainsi qu'une paille battue d'un orage. "Qu'est-ce que je vais faire? Qu'est-ce que je vais faire ? " Enfin elle lui saisit poignet, elle retint minute. " Mon ami, voyons, puisque c'est moi qui ai refusé d'y aller... Je n'y serais jamais plus allée, jamais I jamais ! C'est toi que j'aime. " Et elle se faisait caressante, l'attirant, levant ses lèvres pour qu'il baisât. Mais, tombé près d'elle, il repoussa, dans mouvement d'horreur. " Ah! garce, tu voudrais maintenant... Tout à l'heure, tu n'as pas voulu, tu n'avais pas envie moi... Et, maintenant, tu voudrais, pour me reprendre, hein? Lorsqu'on tient homme par là, on tient solidement... Mais ça me brûlerait, d'aller avec toi, oui ! je sens bien que ça me brûlerait sang d'un poison. " Il frissonnait. L'idée posséder, cette image leurs deux corps s'abattant sur lit, venait traverser d'une flamme. Et, dans nuit trouble sa chair, au fond son désir souillé qui saignait, brusquement se dressa nécessité mort. " Pour que je ne crève pas d'aller encore avec toi, vois-tu, il faut avant ça que je crève l'autre... Il faut que je crève, que je crève I " Sa voix montait, il répéta mot, debout, grandi, comme si ce mot, en lui apportant résolution, l'avait calmé. Il ne parla plus, il marcha lentement jusqu'à table, y regarda couteau, dont lame, grande ouverte, luisait. D'un geste machinal, il ferma, mit dans sa poche. Et, mains ballantes, regards au loin, il restait à même place, il songeait. Des obstacles coupaient son front deux grandes rides. Pour trouver, il retourna ouvrir fenêtre, il s'y planta, visage dans petit air froid du crépuscule. Derrière lui, sa femme s'était levée, reprise peur ; et, n'osant questionner, tâchant deviner ce qui se passait au fond ce crâne dur, elle attendait, debout elle aussi, en face du large ciel. Sous nuit commençante, maisons lointaines se découpaient en noir, vaste champ gare s'emplissait d'une brume violâtre. Du ôté Batignolles surtout, tranchée profonde était comme noyée d'une cendre où commençaient à s'effacer charpentes du pont l'Europe. Vers Paris, dernier reflet jour pâlissait vitres grandes halles couvertes, tandis que, dessous, ténèbres amassées pleuvaient. Des étincelles brillèrent, on allumait becs gaz, long quais. Une grosse clarté blanche était là, lanterne machine du train Dieppe, bondé voyageurs, portières déjà closes, et qui attendait pour partir l'ordre du sous-chef service. Des embarras s'étaient produits, signal rouge l'aiguilleur fermait voie, pendant qu'une petite machine venait reprendre voitures, qu'une manoeuvre mal exécutée avait laissées en route. Sans cesse, trains filaient dans l'ombre croissante, parmi l'inextricable lacis rails, au milieu files wagons immobiles, stationnant sur voies d'attente. Il en partit pour Argenteuil, autre pour Saint-Germain ; il en arriva Cherbourg, très long. Les signaux se multipliaient, coups sifflet, sons trompe ; toutes parts, à un, apparaissaient feux, rouges, verts, jaunes, blancs ; c'était confusion, à cette heure trouble l'entre-chien-et-loup, et il semblait que tout allait se briser, et tout passait, se frôlait, se dégageait, du même mouvement doux et rampant, vague au fond du crépuscule. Mais feu rouge l'aiguilleur s'effaça, train Dieppe siffla, se mit en marche. Du ciel pâle, commençaient à voler rares gouttes pluie. La nuit allait être très humide. Quand Roubaud se retourna, il avait face épaisse et têtue, comme envahie d'ombre par cette nuit qui tombait. Il était décidé, son plan était fait, Dans jour mourant, il regarda l'heure au coucou, il dit tout haut : " Cinq heures vingt. " Et il s'étonnait : heure, heure à peine, pour tant choses ! Il aurait cru que tous deux se dévoraient là depuis semaines. " Cinq heures vingt, nous avons temps. " Séverine, qui n'osait l'interroger, suivait toujours ses regards anxieux. Elle vit fureter dans l'armoire, en tirer du papier, petite bouteille d'encre, plume. " Tiens ! tu vas écrire. - qui donc ? - lui... Assieds-toi. " Et, comme elle s'écartait instinctivement chaise, sans savoir encore ce qu'il allait exiger, il ramena, l'assit devant table, d'une telle pesée, qu'elle y resta. " Ecris... " Partez ce soir par l'express six heures trente " et ne vous montrez qu'à Rouen. " Elle tenait plume, mais sa main tremblait, sa peur s'augmentait tout l'inconnu, que creusaient devant elle ces deux simples lignes. Aussi s'enhardit-elle jusqu'à lever tête suppliante. " Mon ami, que vas-tu faire?... Je t'en prie, explique moi... " Il répéta, sa voix haute, inexorable : " Ecris, écris. " Puis, yeux dans siens, sans colère, sans gros mots, mais avec obstination dont elle sentait poids l'écraser, l'anéantir : " Ce que je vais faire, tu verras bien... Et, entends-tu, ce que je vais faire, je veux que tu fasses avec moi... Comme ça nous resterons ensemble, il y aura quelque chose solide entre nous. " Il l'épouvantait, elle eut recul encore. " Non, non, je veux savoir... Je n'écrirai pas avant savoir. " Alors, cessant parler, il lui prit main, petite main frêle d'enfant, serra dans sa poigne fer, d'une pression continue d'étau, jusqu'à broyer. C'était sa volonté qu'il lui entrait ainsi dans chair, avec douleur. Elle jeta cri, et tout se brisait en elle, tout se livrait. L'ignorante qu'elle était restée, dans sa douceur passive, ne pouvait qu'obéir. Instrument d'amour, instrument mort. " Ecris, écris. " Et elle écrivit, sa pauvre main douloureuse, péniblement. " C'est bon, tu es gentille, dit-il, quand il eut lettre. présent, range peu ici, apprête tout... Je reviendrai te prendre. " Il était très calme. Il refit noeud sa cravate devant glace, mit son chapeau, puis s'en alla. Elle l'entendit qui fermait porte, à double tour, et qui emportait clef. La nuit croissait plus en plus. Un instant, elle resta assise, l'oreille tendue à tous bruits du dehors. Chez voisine, marchande journaux, il y avait plainte continue, assourdie : sans doute petit chien oublié. En bas, chez Dauvergne, piano se taisait. C'était maintenant tapage gai casseroles et vaisselle, deux ménagères s'occupant au fond leur cuisine, Claire à soigner ragoût mouton, Sophie à éplucher salade. Et elle, anéantie, écoutait rire, dans détresse affreuse cette nuit qui tombait. Dès six heures quart, machine l'express du Havre, débouchant du pont l'Europe, fut envoyée sur son train, et attelée. cause d'un encombrement, on n'avait pu loger ce train sous marquise grandes lignes. Il attendait au plein air, contre quai qui se prolongeait en sorte jetée étroite, dans ténèbres d'un ciel d'encre, où file quelques becs gaz, plantés long du trottoir, n'alignait que étoiles fumeuses. Une averse venait cesser, il en restait souffle d'une humidité glaciale, épandu par ce vaste espace découvert, qu'une brume reculait jusqu'aux petites lueurs pâlies façades rue Rome. Cela était immense et triste, noyé d'eau, çà et là piqué d'un feu sanglant, confusément peuplé masses opaques, machines et wagons solitaires, tronçons trains dormant sur voies garage; et, du fond ce lac d'ombre, bruits arrivaient, respirations géantes, haletantes fièvre, coups sifflet pareils à cris aigus femmes qu'on violente, trompes lointaines sonnant, lamentables, au milieu du grondement rues voisines. Il y eut ordres à voix haute, pour qu'on ajoutât voiture. Immobile, machine l'express perdait par soupape grand jet vapeur qui montait dans tout ce noir, où elle s'effiloquait en petites fumées, semant larmes blanches deuil sans bornes tendu au ciel. six heures vingt, Roubaud et Séverine parurent. Elle venait rendre clef à mère Victoire, en passant devant cabinets, près salles d'attente ; et il poussait, l'air pressé d'un mari que sa femme attarde, lui impatient et brusque, chapeau en arrière, elle sa voilette serrée au visage, hésitante, comme brisée fatigue. Un flot voyageurs suivait quai, ils s'y mêlèrent, longèrent file wagons, cherchant du regard compartiment première vide. Le trottoir s'animait, facteurs roulaient au fourgon tête chariots bagages, surveillant s'occupait caser famille nombreuse, sous-chef service donnait coup d'oeil aux attelages, sa lanterne-signal à main, pour voir s'ils étaient bien faits, serrés à bloc. Et Roubaud avait enfin trouvé compartiment vide, dans lequel il allait faire monter Séverine, lorsqu'il fut aperçu par chef gare, M. Vandorpe, qui se promenait là, en compagnie son chef adjoint grandes lignes, M. Dauvergne, tous deux mains derrière dos, suivant manoeuvre, pour voiture qu'on ajoutait. Il y eut saluts, il fallut s'arrêter et causer. D'abord, on parla cette histoire du sous-préfet, qui s'était terminée à satisfaction tout monde. Ensuite, il fut question d'un accident arrivé matin au Havre, et que télégraphe avait transmis : machine, Lison, qui, jeudi et samedi, faisait service l'express six heures trente, avait eu sa bielle cassée, juste comme train entrait en gare ; et réparation devait immobiliser là-bas, pendant deux jours, mécanicien, Jacques Lantier, pays Roubaud, et son chauffeur, Pecqueux, l'homme mère Victoire. Debout devant portière du compartiment, Séverine attendait, sans monter encore ; tandis que son mari affectait avec ces messieurs grande liberté d'esprit, haussant voix, riant. Mais il y eut choc, train recula quelques mètres : c'était machine qui refoulait premiers wagons sur celui qu'on venait d'ajouter, 293, pour avoir coupé réservé. Et fils Dauvergne, Henri, qui accompagnait train en qualité conducteur-chef, ayant reconnu Séverine sous sa voilette, l'avait empêchée d'être heurtée par portière grande ouverte, en l'écartant d'un geste prompt ; puis, s'excusant, très aimable, il lui expliqua que coupé était pour administrateurs Compagnie, qui venait d'en faire demande, demi-heure avant départ du train. Elle eut petit rire nerveux, sans cause, et il courut à son service, il quitta enchanté, car il s'était dit souvent qu'elle ferait maîtresse bien agréable. L'horloge marquait six heures vingt-sept. Encore trois minutes. Brusquement, Roubaud, qui guettait au loin portes salles d'attente, tout en causant avec chef gare, quitta celui-ci, pour revenir près Séverine. Mais wagon avait marché, ils durent rejoindre compartiment vide, à quelques pas ; et, tournant dos, il bousculait sa femme, il fit monter d'un effort du poignet, tandis que, dans sa docilité anxieuse, elle regardait instinctivement en arrière, pour savoir. C'était voyageur attardé qui arrivait, n'ayant à main qu'une couverture, collet son gros paletot bleu relevé et si ample, bord son chapeau rond si bas sur sourcils, qu'on ne distinguait face, aux clartés vacillantes du gaz, qu'un peu barbe blanche. Pourtant M. Vandorpe et M. Dauvergne s'étaient avancés, malgré désir évident que voyageur avait n'être pas vu. Ils suivirent, il ne salua que trois wagons plus loin, devant coupé réservé, où il monta en hâte. C'était lui. Séverine, tremblante, s'était laissée tomber sur banquette. Son mari lui broyait bras d'une étreinte, comme prise dernière possession, exultant, maintenant qu'il était certain faire chose. Dans minute, demie sonnerait. Un marchand s'entêtait à offrir journaux du soir, voyageurs se promenaient encore sur quai, finissant cigarette. Mais tous montèrent : on entendait venir, deux bouts du train, surveillants fermant portières. Et Roubaud, qui avait eu surprise désagréable d'apercevoir, dans ce compartiment qu'il croyait vide, forme sombre occupant coin, femme en deuil sans doute, muette, immobile, ne put retenir exclamation véritable colère, lorsque portière fut rouverte et qu'un surveillant jeta couple, gros homme, grosse femme, qui s'échouèrent, étouffant. On allait partir. La pluie, très fine, avait repris, noyant vaste champ ténébreux, que sans cesse traversaient trains, dont on distinguait seulement vitres éclairées, file petites fenêtres mouvantes. Des feux verts s'étaient allumés, quelques lanternes dansaient au ras du sol. Et rien autre, rien qu'une immensité noire, où seules apparaissaient marquises grandes lignes, pâlies d'un faible reflet gaz. Tout avait sombré, bruits eux-mêmes s'assourdissaient, il n'y avait plus que tonnerre machine, ouvrant ses purgeurs, lâchant flots tourbillonnants vapeur blanche. Une nuée montait, déroulant comme linceul d'apparition, et dans laquelle passaient grandes fumées noires, venues on ne savait d'où. Le ciel en fut obscurci encore, nuage suie s'envolait sur Paris nocturne, incendié son brasier. Alors, sous-chef service leva sa lanterne, pour que mécanicien demandât voie. Il y eut deux coups sifflet, et là-bas, près du poste l'aiguilleur, feu rouge s'effaça, fut remplacé par feu blanc. Debout à porte du fourgon, conducteur-chef attendait l'ordre du départ, qu'il transmit. Le mécanicien siffla encore, longuement, ouvrit son régulateur, démarrant machine. On partait. D'abord, mouvement fut insensible, puis train roula. Il fila sous pont l'Europe, s'enfonça vers tunnel Batignolles. On ne voyait lui, saignant comme blessures ouvertes, que trois feux l'amère, triangle rouge. Quelques secondes encore, on put suivre, dans frisson noir nuit. Maintenant, il fuyait, et rien ne devait plus arrêter ce train lancé à toute vapeur. Il disparut.